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certitude ; celle-ci prend sa source dans les lois générales que tous les hommes suivent, & l’autre dans l’étude du cœur de celui qui vous parle ; l’une est susceptible d’accroissement, & l’autre ne l’est point. Vous ne seriez pas plus certain de l’existence de Rome, quand même vous l’auriez sous vos yeux ; votre certitude changeroit de nature, puisqu’elle seroit physique : mais votre croyance n’en deviendroit pas plus inébranlable. Vous me présentez plusieurs témoins, & vous me faites part de l’examen réfléchi que vous avez fait de chacun en particulier ; la probabilité sera plus ou moins grande selon le degré d’habileté que je vous connois à pénétrer les hommes. Il est évident que ces examens particuliers tiennent toûjours de la conjecture ; c’est une tache dont on ne peut les laver. Multipliez tant que vous voudrez ces examens ; si votre tête retrécie ne saisit pas la loi que suivent les esprits, vous augmenterez, il est vrai, le nombre de vos probabilités : mais vous n’acquerrez jamais la certitude. Je sens bien ce qui fait dire que la certitude n’est qu’un amas de probabilités ; c’est parce qu’on peut passer des probabilités à la certitude ; non qu’elle en soit, pour ainsi dire, composée, mais parce qu’un grand nombre de probabilités demandant plusieurs témoins, vous met à portée, en laissant les idées particulieres, de porter vos vûes sur l’homme tout entier. Bien loin que la certitude résulte de ces probabilités, vous êtes obligé, comme vous voyez, de changer d’objet pour y atteindre. En un mot, les probabilités ne servent à la certitude, que parce que par les idées particulieres vous passez aux idées générales. Après ces réflexions il ne sera pas difficile de sentir la vanité des calculs d’un Géometre Anglois, qui a prétendu supputer les différens degrés de certitude que peuvent procurer plusieurs témoins : il suffira de mettre cette difficulté sous les yeux pour la faire évanoüir.

Selon cet auteur, les divers degrés de probabilité nécessaires pour rendre un fait certain, sont comme un chemin dont la certitude seroit le terme. Le premier témoin, dont l’autorité est assez grande pour m’assûrer le fait à demi, ensorte qu’il y ait égal pari à faire pour & contre la vérité de ce qu’il m’annonce, me fait parcourir la moitié du chemin. Un témoin aussi croyable que le premier, qui m’a fait parcourir la moitié de tout le chemin, par cela même que son témoignage est du même poids, ne me fera parcourir que la moitié de cette moitié, ensorte que ces deux témoins me feront parcourir les trois quarts du chemin. Un troisieme qui surviendra ne me fera avancer que de la moitié sur l’espace restant, que les deux autres m’ont laissé à parcourir ; son témoignage n’excédant point celui des deux premiers, pris séparément, il ne doit comme eux me faire parcourir que la moitié du chemin quelle qu’en soit l’étendue. En voici la raison sans doute, c’est que chaque témoin peut seulement détruire dans mon esprit la moitié des raisons qui s’opposent à l’entiere certitude du fait.

Le Géometre Anglois, comme on voit, examine chaque témoin en particulier, puisqu’il évalue le témoignage de chacun pris séparément ; il ne suit donc pas le chemin que j’ai tracé pour arriver à la certitude. Le premier témoin me fera parcourir tout le chemin, si je puis m’assûrer qu’il ne s’est point trompé, & qu’il n’a pas voulu m’en imposer sur le fait qu’il me rapporte. Je ne saurois, je l’avoüe, avoir cette assûrance : mais examinez-en la raison, & vous vous convaincrez que ce n’est que parce que vous ne pouvez pas connoître les passions qui l’agitent, ou l’intérêt qui le fait agir. Toutes vos vûes doivent donc se tourner du côté de cet inconvénient. Vous passez à l’examen du second témoin, ne deviez-vous pas vous appercevoir que devant raisonner sur ce second témoin comme vous avez fait sur le premier, la même

difficulté reste toûjours ? Aurez-vous recours à l’examen d’un troisieme, ce ne seront jamais que des idées particulieres : ce qui s’oppose à votre certitude ; c’est le cœur des témoins que vous ne connoissez pas : cherchez donc un moyen de le faire paroître, pour ainsi dire à vos yeux ; or c’est ce que procure un grand nombre de témoins. Vous n’en connoissez aucun en particulier ; vous pouvez pourtant assûrer qu’aucun complot ne les a réunis pour vous tromper. L’inégalité des conditions, la distance des lieux, la nature du fait, le nombre des témoins, vous font connoître, sans que vous puissiez en douter, qu’il y a parmi eux des passions opposées & des intérêts divers. Ce n’est que lorsque vous êtes parvenu à ce point, que la certitude se présente à vous ; ce qui est, comme on voit, totalement soustrait au calcul.

Prétendez-vous, m’a-t-on dit, vous servir de ces marques de vérité pour les miracles comme pour les faits naturels ? Cette question m’a toûjours surpris. Je répons à mon tour : est-ce qu’un miracle n’est pas un fait ? Si c’est un fait, pourquoi ne puis-je pas me servir des mêmes marques de vérité pour les uns comme pour les autres ? Seroit-ce parce que le miracle n’est pas compris dans l’enchaînement du cours ordinaire des choses ? Il faudroit que ce en quoi les miracles different des faits naturels, ne leur permît pas d’être susceptibles des mêmes marques de vérité, ou que du moins elles ne pûssent pas faire la même impression. En quoi different-ils donc ? Les uns sont produits par des agens naturels, tant libres que nécessaires ; les autres par une force qui n’est point renfermée dans l’ordre de la nature. Je vois donc Dieu qui produit l’un, & la créature qui produit l’autre (je ne traite point ici la question des miracles) ; qui ne voit que cette différence dans les causes ne suffit pas pour que les mêmes caracteres de vérité ne puissent leur convenir également ? La regle invariable que j’ai assignée pour s’assûrer d’un fait, ne regarde ni leur nature, c’est-à-dire s’ils sont naturels ou surnaturels, ni les causes qui les produisent. Quelque différence que vous trouviez donc de ce côté-là, elle ne sauroit s’étendre jusqu’à la regle qui n’y touche point. Une simple supposition fera sentir combien ce que je dis est vrai : qu’on se représente un monde où tous les évenemens miraculeux qu’on voit dans celui-ci, ne soient que des suites de l’ordre établi dans celui-là. Fixons nos regards sur le cours du soleil pour nous servir d’exemple : supposons que dans ce monde imaginaire le soleil suspendant sa course au commencement des quatre différentes saisons de l’année, le premier jour en soit quatre fois plus long qu’à l’ordinaire. Continuez à faire joüer votre imagination, & transportez-y les hommes tels qu’ils sont, ils seront témoins de ce spectacle bien nouveau pour eux. Peut-on nier que sans changer leurs organes ils fussent en état de s’assûrer de la longueur de ce jour ? Il ne s’agit encore, comme on voit, que des témoins oculaires, c’est-à-dire si un homme peut voir aussi facilement un miracle qu’un fait naturel ; il tombe également sous les sens : la difficulté est donc levée quant aux témoins oculaires. Or ces témoins qui nous rapportent un fait miraculeux, ont-ils plus de facilité pour nous en imposer que sur tout autre fait ? & les marques de vérité que nous avons assignées ne reviennent-elles point avec toute leur force ? Je pourrai combiner également les témoins ensemble ; je pourrai connoître si quelque passion ou quelque intérêt commun les fait agir ; il ne faudra, en un mot, qu’examiner l’homme, & consulter les lois générales qu’il suit ; tout est égal de part & d’autre.

Vous allez trop loin, me dira-t-on, tout n’est point égal ; je sai que les caracteres de vérité que vous avez assignés ne sont point inutiles pour les faits miraculeux : mais ils ne sauroient faire la même impression