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vastes forêts, qu’à disserter avec subtilité sur des questions métaphysiques. Ce qui caractérise principalement cette nation, c’est qu’elle avoit une excellente morale, & que par-là du moins, elle étoit préférable aux Grecs & aux Latins, dont le talent dangereux étoit d’obscurcir les choses les plus claires à force de subtilités. Son mépris pour les Sciences n’étoit pourtant pas si exclusif, qu’elle n’eût aussi des savans & des sages, qui étoient jaloux de répandre au loin leur Philosophie, quoique sous une forme différente de celle des Grecs & des Romains. Ces savans & ces sages s’appelloient druides, nom fameux dans l’antiquité, mais très-obscur quant à son origine. L’opinion la plus probable dérive ce nom du mot chêne ; parce que, selon la tradition constante, les druides tenoient leurs assemblées dans un lieu planté de chênes, & qu’ils avoient beaucoup de vénération pour cette espece d’arbre qu’ils regardoient comme sacré. La conformité de leur doctrine avec celle des Mages & des Perses, des Chaldéens de Babylone, des Gymnosophistes des Indes, prouve qu’ils ont été en relation avec ces Philosophes.

On ne peut mieux connoître quelles étoient les fonctions, l’autorité, & la maniere d’enseigner des druides, que par ce qu’on en lit dans les commentaires de Jules César. « Les druides, nous dit ce général instruit, président aux choses divines, reglent les sacrifices tant publics que particuliers, interpretent les augures & les aruspices. Le concours des jeunes gens qui se rendent auprès d’eux pour s’instruire, est prodigieux ; rien n’égale le respect qu’ils ont pour leurs maîtres. Ils se rendent arbitres dans presque toutes les affaires, soit publiques, soit privées ; & si quelque meurtre a été commis, s’il s’éleve quelque dispute sur un héritage, sur les bornes des terres, ce sont eux qui reglent tout ; ils décernent les peines & les récompenses. Ils interdisent les sacrifices, tant aux particuliers qu’aux personnes publiques, lorsqu’ils ont la témérité de s’élever contre leurs decrets : cette interdiction passe chez ces peuples pour une peine très-grave ; ceux sur qui elle tombe sont mis au nombre des impies & des scélérats. Tout le monde les fuit & évite leur rencontre avec autant de soin que s’ils étoient des pestiférés. Tout accès aux honneurs leur est fermé, & ils sont dépouillés de tous les droits de citoyens. Tous les druides reconnoissent un chef, qui exerce sur eux une grande autorité. Si après sa mort il se trouve quelqu’un parmi eux qui ait un mérite éminent, il lui succede : mais s’il y a plusieurs contendans, c’est le suffrage des Druides qui décide de l’élection ; il arrive même que les brigues sont quelquefois si violentes & si impétueuses, qu’on a recours à la voie des armes. Dans un certain tems de l’année, ils s’assemblent près des confins du pays Chartrain situé au milieu de la Gaule, dans un lieu consacré, où se rendent de toutes parts ceux qui sont en litige ; & là leurs décisions sont écoutées avec respect. Les druides sont exempts d’aller à la guerre ; de payer aucun tribut : en un mot ils joüissent de tous les droits du peuple sans partager avec lui les charges de l’état. Ce sont ces priviléges qui engagent un grand nombre de personnes à se mettre sous leur discipline, & les parens à y soûmettre leurs enfans. On dit qu’on charge leur mémoire d’un grand nombre de vers qu’ils sont obligés d’apprendre avant d’être incorporés au corps des druides : c’est ce qui fait que quelques-uns, avant que d’être initiés, demeurent vingt ans sous la discipline. Quoiqu’ils soient dans l’usage de se servir de l’écriture qu’ils ont apprise des Grecs, tant dans les affaires civiles que politiques, ils croiroient faire un grand crime s’il l’employoient dans les choses de religion ». On voit

par ce long morceau que je viens de transcrire, que les druides avoient une grande influence dans toutes les délibérations de l’état ; qu’ils avoient trouvé le moyen d’attirer à eux la plus grande partie du gouvernement, laissant au prince qui vivoit sous leur tutele, le seul droit de commander à la guerre. La tyrannie de ces prêtres ne pouvoit être que funeste à la puissance royale : car je suppose qu’un roi s’échappant de leur tutele, eût eu assez de force dans l’esprit pour gouverner par lui-même sans daigner les consulter, il est évident qu’ils pouvoient lui interdire les sacrifices, lancer contre lui l’anathème de la religion, soûlever l’esprit de leurs disciples aveuglément dociles à leurs leçons, & les menacer du courroux de leurs dieux, s’ils ne respectoient pas l’excommunication dont ils l’avoient frappé. Dans les druides je ne vois pas des philosophes, mais des imposteurs, qui uniquement occupés de leur intérêt, de leur gloire, & de leur réputation, travailloient à asservir leur imbécille nation sous le joug d’une honteuse ignorance. Si l’on en croit les anciens écrivains, ces prétendus philosophes étoient vêtus magnifiquement, & portoient des colliers d’or. Le luxe dans lequel ils vivoient faisoient tout leur mérite, & leur avoit acquis parmi les Gaulois une grande autorité.

Les druides étoient partagés en plusieurs classes : il y avoit parmi eux, selon Ammien Marcellin, les Bardes, les Eubages, & ceux qui retenoient proprement le nom de druides. Les Bardes s’occupoient à mettre en vers les grandes actions de leurs héros, & les chantoient sur des instrumens de musique. Les Eubages abysmés dans la contemplation de la nature, s’occupoient à en découvrir les secrets. Mais ceux qu’on appelloit druides par excellence, joignoient à l’étude de la nature la science de la morale, & l’art de gouverner les hommes. Ils avoient une double doctrine ; l’une pour le peuple, & qui étoit par conséquent publique ; l’autre pour ceux qu’ils instruisoient en particulier, & qui étoit secrette. Dans la premiere, ils exposoient au peuple ce qui concernoit les sacrifices, le culte de la religion, les augures, & toutes les especes de divinations : ils avoient soin de ne publier de leur doctrine que ce qui pouvoit exciter à la vertu, & fortifier contre la crainte de la mort. Pour la doctrine qu’ils enseignoient à ceux qu’ils initioient dans leurs mysteres, il n’est pas possible de la deviner : c’eût été la profaner que de la rendre intelligible à ceux qui n’avoient pas l’honneur d’être adeptes ; & pour inspirer à leurs disciples je ne sai quelle horreur sacrée pour leurs dogmes, ce n’étoit pas dans les villes ni en pleine campagne qu’ils tenoient leurs assemblées savantes, mais dans le silence de la solitude, & dans l’endroit le plus caché de leurs sombres forêts : aussi leurs dogmes étoient-ils des mysteres impénétrables pour tous ceux qui n’y étoient pas admis. C’est ce que Lucain a exprimé d’une maniere si énergique par ces vers :

Solis nosse deos, & cæli numina vobis,
Aut solis nescire datum : nemora alta remotis
Incolitis lucis.

Après cela est-il surprenant que les Grecs & les Romains ayent avoüé leur ignorance profonde sur les dogmes cachés des druides ? Le seul de ces dogmes qui ait transpiré, & qui ait percé les sombres voiles sous lesquels ils enveloppoient leur doctrine, c’est celui de l’immortalité de l’ame. On savoit bien en général que leurs instructions secrettes rouloient sur l’origine & la grandeur du monde, sur la nature des choses, sur l’immortalité & la puissance des dieux : mais ce qu’ils pensoient sur tous ces points, étoit absolument ignoré. En divulgant le dogme de l’immortalité des esprits, leur intention étoit, selon Pom-