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cieuse remarque, « sentir l’inconvénient des systèmes précipités, dont l’impatience de l’esprit humain ne s’accommode que trop bien, & qui étant une fois établis, s’opposent aux vérités qui surviennent ».

Il joint à sa remarque un avis salutaire, qui est d’amasser, comme font les Académies, des matériaux qui se pourront lier un jour, plûtôt que d’entreprendre avec quelques lois de méchanique, d’expliquer intelligiblement la nature entiere & son admirable variété.

Je sai qu’on allegue en faveur du système de Descartes, l’expérience des lois générales par lesquelles Dieu conserve l’univers. La conservation de tous les êtres est, dit-on, une création continuée ; & de même qu’on en conçoit la conservation par des lois générales, ne peut-on pas y recourir pour concevoir, par forme de simple hypothèse, la création & toutes ses suites ?

Raisonner de la sorte est à peu-près la même chose, que si on assûroit que la même méchanique, qui avec de l’eau, du foin & de l’avoine, peut nourrir un cheval, peut aussi former un estomac & le cheval entier. Il est vrai que si nous suivons Dieu dans le gouvernement du monde, nous y verrons régner une uniformité sublime. L’expérience nous autorise à n’y pas multiplier les volontés de Dieu comme les rencontres des corps. D’une seule volonté, il a reglé pour tous les cas & pour tous les siecles, la marche & les chocs de tous les corps, à raison de leur masse, de leur vîtesse & de leur ressort. Les lois de ces chocs & de ces communications peuvent être sans doute l’objet d’une Physique très-sensée & très-utile, surtout lorsque l’homme en fait usage pour diriger ce qui est soumis à ses opérations, & pour construire ces différens ouvrages dont il est le créateur subalterne. Mais ne vous y méprenez pas : autre chose est de créer les corps, & de leur assigner leur place & leurs fonctions, autre chose de les conserver. Il ne faut qu’une volonté ou certaines lois générales fidelement exécutées pour entretenir chaque espece dans sa forme spéciale, & pour perpétuer les vicissitudes de l’œconomie du tout, quand une fois la matiere est créée. Mais quand il s’agit de créer, de regler ces formes spéciales, d’en rendre l’entretien sûr & toûjours le même, d’en établir les rapports particuliers, & la correspondance universelle ; alors il faut de la part de Dieu autant de plans & de volontés spéciales, qu’il se trouve de pieces différentes dans la machine entiere. Hist. du ciel, tome II.

M. Descartes composa un petit traité des passions, l’an 1946, pour l’usage particulier de la princesse Elisabeth. Il l’envoya manuscrit à la reine de Suede sur la fin de l’an 1647. Mais sur les instances que ses amis lui firent depuis pour le donner au public, il prit le parti de le revoir, & de remédier aux défauts que la princesse philosophe sa disciple y avoit remarqués. Il le fit voir ensuite à M. Clerselier, qui le trouva d’abord trop au-dessus de la portée commune, & qui obligea l’auteur à y ajoûter de quoi le rendre intelligible à toutes sortes de personnes. Il crut entendre la voix du public dans celle de M. Clerselier, & les additions qu’il y fit augmenterent l’ouvrage d’un tiers. Il le divisa en trois parties, dans la premiere desquelles il traite des passions en général, & par occasion de la nature de l’ame, &c. Dans la seconde, des six passions primitives ; & dans la troisieme, de toutes les autres. Tout ce que les avis de M. Clerselier firent ajoûter à l’ouvrage, put bien lui donner plus de facilité & de clarté qu’il n’en avoit auparavant : mais il ne lui ôta rien de la brieveté & de la belle simplicité du style, qui étoit ordinaire à l’auteur. Ce n’est point en Orateur, ce n’est pas même en Philosophe moral, mais en Physicien, qu’il a traité son

sujet ; & il s’en acquita d’une maniere si nouvelle, que son ouvrage fut mis fort au-dessus de tout ce qu’on avoit fait avant lui dans ce genre. Pour bien déduire toutes les passions, & pour développer les mouvemens du sang qui accompagnent chaque passion, il étoit nécessaire de dire quelque chose de l’animal. Aussi voulut-il commencer en cet endroit à expliquer la composition de toute la machine du corps humain. Il y fait voir comment tous les mouvemens de nos membres, qui ne dépendent point de la pensée, se peuvent faire en nous sans que notre ame y contribue, par la seule force des esprits animaux, & la disposition de nos membres. De sorte qu’il ne nous fait d’abord considérer notre corps, que comme une machine faite par la main du plus savant de tous les ouvriers, dont tous les mouvemens ressemblent à ceux d’une montre, ou autre automate, ne se faisant que par la force de son ressort, & par la figure ou la disposition de ses roues. Après avoir expliqué ce qui appartient au corps, il nous fait aisément conclurre qu’il n’y a rien en nous qui appartienne à notre ame, que nos pensées, entre lesquelles les passions sont celles qui l’agitent davantage ; & que l’un des principaux devoirs de la Philosophie est de nous apprendre à bien connoître la nature de nos passions, à les modérer, & à nous en rendre les maîtres. On ne peut s’empêcher de regarder ce traité de M. Descartes, comme l’un des plus beaux & des plus utiles de ses ouvrages.

Jamais Philosophe n’a paru plus respectueux pour la divinité que M. Descartes ; il fut toûjours fort sage dans ses discours sur la religion. Jamais il n’a parlé de Dieu qu’avec la derniere circonspection ; toûjours avec beaucoup de sagesse, toûjours d’une maniere noble & élevée. Il étoit dans l’appréhension continuelle de rien dire ou écrire qui fût indigne de la religion, & rien n’égaloit sa délicatesse sur ce point. Voyez tome premier & second des Lettres.

Il ne pouvoit souffrir sans indignation la témérité de certains Théologiens qui abandonnent leurs guides, c’est-à-dire, l’Ecriture & les Peres, pour marcher tout seuls dans des routes qu’ils ne connoissent pas. Il blâmoit surtout la hardiesse des Philosophes & Mathématiciens, qui paroissent si décisifs à déterminer ce que Dieu peut, & ce qu’il ne peut pas. « C’est, dit-il, parler de Dieu, comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, & l’assujettir au styx & au destin, que de dire qu’il y a des vérités indépendantes de lui. Les vérités mathématiques sont des lois que Dieu a établies dans la nature, comme un roi établit des lois dans son royaume. Il n’y a aucune de ces lois que nous ne puissions comprendre : mais nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, quoique nous la connoissions, &c.

» Pour moi, dit encore ailleurs M. Descartes, il me semble qu’on ne doit dire d’aucune chose, qu’elle est impossible à Dieu. Car, tout ce qui est vrai & bon dépendant de sa toute-puissance, je n’ose pas même dire que Dieu ne peut faire une montagne sans vallée, ou qu’un & deux ne fassent pas trois. Mais je dis seulement qu’il m’a donné un esprit de telle nature, que je ne saurois concevoir une montagne sans vallée, ou que l’aggrégé d’un & de deux ne fassent pas trois ». Voyez tome II. des Lettres. Cette retenue de M. Descartes, peut-être excessive, a choqué certains esprits, qui ont voulu lui en faire un crime. Car, sur ce qu’en quelques occasions, il employoit le nom d’un ange plûtôt que celui de Dieu, qu’il ménageoit par pur respect ; quelqu’un (Beecman) s’étoit imaginé qu’il étoit assez vain pour se comparer aux anges. Il se crut obligé de repousser cette calomnie. « Quant au reproche que vous me faites, dit-il, page 66, 67, de m’être égalé aux anges, je ne saurois encore