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bus, ignotus moritur sibi, de n’étudier plus que pour m’instruire ; & ne communiquer mes pensées qu’à ceux avec qui je pourrai converser en particulier ».

On voit par-là qu’il n’étudioit la morale que pour sa conduite particuliere ; & c’est peut-être aux effets de cette étude qu’on pourroit rapporter les desirs qu’on trouve dans la plûpart de ses lettres, de consacrer toute sa vie à la science de bien vivre avec Dieu & avec son prochain, en renonçant à toute autre connoissance ; au moins avoit-il appris dans cette étude à considérer les écrits des anciens payens comme des palais superbes, qui ne sont bâtis que sur du sable. Il remarqua dès lors, que ces anciens dans leur morale, élevent fort haut les vertus, & les font paroître estimables au-dessus de tout ce qu’il y a dans le monde ; mais qu’ils n’enseignent pas assez à les connoître, & que ce qu’ils appellent d’un si beau nom, n’est souvent qu’insensibilité, orgueil, & desespoir. Ce fut aussi à cette étude qu’il fut redevable des quatre maximes que nous avons rapportées dans l’analyse que nous avons donnée de sa méthode, & sur lesquelles il voulut régler sa conduite : il n’étoit esclave d’aucune des passions qui rendent les hommes vicieux. Il étoit parfaitement guéri de l’inclination qu’on lui avoit autrefois inspirée pour le jeu, & de l’indifférence pour la perte de son tems. Quant à ce qui regarde la religion, il conserva toûjours ce fonds de pieté que ses maîtres lui avoient inspirée à la Fleche. Il avoit compris de bonne heure que tout ce qui est l’objet de la foi, ne sauroit l’être de la raison : il disoit qu’il seroit tranquille, tant qu’il auroit Rome & la Sorbonne de son côté.

L’irrésolution où il fut assez long-tems touchant les vûes générales de son état, ne tomboit point sur ses actions particulieres ; il vivoit & agissoit indépendamment de l’incertitude qu’il trouvoit dans les jugemens qu’il faisoit sur les Sciences. Il s’étoit fait une morale simple, selon les maximes de laquelle il prétendoit embrasser les opinions les plus modérées, le plus communément reçûes dans la pratique, se faisant toûjours assez de justice, pour ne pas préférer ses opinions particulieres à celles des personnes qu’il jugeoit plus sages que lui. Il apportoit deux raisons qui l’obligeoient à ne choisir que les plus modérées d’entre plusieurs opinions également reçûes. « La premiere, que ce sont toûjours les plus commodes pour la pratique, & vraissemblablement les meilleures, toutes les extrémités dans les actions morales étant ordinairement vicieuses ; la seconde, que ce seroit se détourner moins du vrai chemin, au cas qu’il vînt à s’égarer ; & qu’ainsi, il ne seroit jamais obligé de passer d’une extrémité à l’autre ». Disc. sur la Méth. Il paroissoit dans toutes les occasions si jaloux de sa liberté, qu’il ne pouvoit dissimuler l’éloignement qu’il avoit pour tous les engagemens qui sont capables de nous priver de notre indifférence dans nos actions. Ce n’est pas qu’il prétendît trouver à redire aux lois, qui, pour remédier à l’inconstance des esprits foibles, ou pour établir des sûretés dans le commerce de la vie, permettent qu’on fasse des vœux ou des contrats, qui obligent ceux qui les font à persévérer dans leur entreprise : mais ne voyant rien au monde qui demeurât toûjours dans le même état, & se promettant de perfectionner son jugement de plus en plus, il auroit crû offenser le bon sens, s’il se fût obligé à prendre une chose pour bonne, lorsqu’elle auroit cessé de l’être, ou de lui paroître telle ; sous prétexte qu’il l’auroit trouvée bonne dans un autre tems.

A l’égard des actions de sa vie, qu’il ne croyoit point pouvoir souffrir de délai ; lorsqu’il n’étoit point en état de discerner les opinions les plus véritables, il s’attachoit toûjours aux plus probables. S’il arrivoit qu’il ne trouvât pas plus de probabilité dans les

unes que dans les autres, il ne laissoit pas de se determiner à quelques-unes, & de les considérer ensuite, non plus comme douteuses par rapport à la pratique, mais comme très-vraies & très-certaines ; parce qu’il croyoit que la raison qui l’y avoit fait déterminer se trouvoit telle : par ce moyen, il vint à bout de prevenir le repentir, & les remords qui ont coûtume d’agiter les esprits foibles & chancelans, qui se portent trop légérement à entreprendre, comme bonnes, les choses qu’ils jugent ensuite être mauvaises.

Il s’étoit fortement persuadé qu’il n’y a rien dont nous puissions disposer absolument, hormis nos pensées & nos desirs ; desorte qu’après avoir fait tout ce qui pouvoit dépendre de lui pour les choses de dehors, il regardoit comme absolument impossible à son égard, ce qui lui paroissoit difficile ; c’est ce qui le fit résoudre à ne desirer que ce qu’il croyoit pouvoir acquérir. Il crut que le moyen de vivre content, étoit de regarder tous les biens qui sont hors de nous, comme également éloignés de notre pouvoir. Il dut sans doute avoir besoin de beaucoup d’exercice, & d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoûtumer à regarder tout sous ce point de vûe ; mais étant venu à bout de mettre son esprit dans cette situation, il se trouva tout préparé à souffrir tranquillement les maladies & les disgraces de la fortune par lesquelles il plairoit à Dieu de l’exercer. Il croyoit que c’étoit principalement dans ce point, que consistoit le secret des anciens philosophes, qui avoient pû autrefois se soustraire à l’empire de la fortune, & malgré les douleurs & la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs Dieux. Discours sur la Méthode, pag. 27. 29.

Avec ces dispositions intérieures, il vivoit en apparence de la même maniere que ceux qui, étant libres de tout emploi, ne songent qu’à passer une vie douce & irreprochable aux yeux des hommes ; qui s’étudient à séparer les plaisirs des vices, & qui, pour joüir de leur loisir sans s’ennuyer, ont recours de tems en tems à des divertissemens honnêtes. Ainsi, sa conduite n’ayant rien de singulier qui fût capable de frapper les yeux ou l’imagination des autres, personne ne mettoit obstacle à la continuation de ses desseins, & il s’appliquoit sans relâche à la recherche de la vérité.

Quoique M. Descartes eût résolu, comme nous venons de le dire, de ne rien écrire sur la morale, il ne put refuser cette satisfaction à la princesse Elisabeth ; il n’imagina rien de plus propre à consoler cette princesse philosophe dans ses disgraces, que le livre de Séneque, touchant la vie heureuse, sur lequel il fit des observations, tant pour lui en faire remarquer les fautes, que pour lui faire porter ses pensées au-delà même de celles de cet auteur. Voyant augmenter de jour en jour la malignité de la fortune, qui commençoit à persécuter cette princesse, il s’attacha à l’entretenir dans ses lettres, des moyens que la Philosophie pouvoit lui fournir pour être heureuse & contente dans cette vie ; & il avoit entrepris de lui persuader, que nous ne saurions trouver que dans nous-mêmes cette félicité naturelle, que les ames vulgaires attendent en vain de la fortune, tom. I. des Lett. Lorsqu’il choisit le livre de Séneque, de la vie heureuse, « il eut seulement égard à la réputation de l’auteur, & à la dignité de la matiere, sans songer à la maniere dont il l’avoit traitée » : mais l’ayant examinée depuis, il ne la trouva point assez exacte pour mériter d’être suivie. Pour donner lieu à la princesse d’en pouvoir juger plus aisément, il lui expliqua d’abord de quelle sorte il croyoit que cette matiere eût dû être traitée par un philosophe tel que Séneque, qui n’avoit que la raison naturelle pour guide ; ensuite il lui fit voir « comment Séneque eût dû nous