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son lever pour cette étude, comme le tems le plus tranquille & le plus libre de la journée, où elle avoit l’esprit plus tranquille, & la tête plus dégagée des embarras des affaires.

Descartes s’assujettit à l’aller trouver dans sa bibliotheque tous les matins à cinq heures, sans s’excuser sur le dérangement que cela devoit causer dans sa maniere de vivre, ni sur la rigueur du froid, qui est plus vif en Suede, que partout où il avoit vécu jusques-là. La reine en récompense, lui accorda la grace qu’il lui avoit fait demander, d’être dispensé de tout le cérémonial de la cour, & de n’y aller qu’aux heures qu’elle lui donneroit pour l’entretenir. Mais, avant que de commencer leurs exercices du matin, elle voulut qu’il prît un mois ou six semaines pour se reconnoître, se familiariser avec le génie du pays, & former des liaisons qui pussent le retenir auprès d’elle le reste de ses jours.

Descartes dressa au commencement de l’année 1650 les statuts d’une académie qu’on devoit établir à Stockolm, & il les porta à la reine le premier jour de Février, qui fut le dernier qu’il la vit.

Il sentit à son retour du palais des pressentimens de la maladie qui devoit terminer ses jours ; & il fut attaqué le lendemain d’une fievre continue avec une inflammation de poumon. M. Chanut qui sortoit d’une maladie semblable, voulut le faire traiter comme lui : mais sa tête étoit si embarrassée, qu’on ne pût lui faire entendre raison, & qu’il refusa opiniâtrément la saignée, disant, lorsqu’on lui en parloit : Messieurs, épargnez le sang François. Il consentit cependant à la fin qu’elle se fît : mais il étoit trop tard ; & le mal augmentant sensiblement, il mourut le 11 Février 1650, dans sa cinquante-quatrieme année.

La reine avoit dessein de le faire enterrer auprès des rois de Suede avec une pompe convenable, & de lui dresser un mausolée de marbre : mais M. Chanut obtint d’elle qu’il fût enterré avec plus de simplicité dans le cimetiere de l’hôpital des orphelins, suivant l’usage des Catholiques.

Son corps demeura à Stockolm jusqu’à l’année 1666, qu’il en fut enlevé par les soins de M. d’Alibert, thrésorier de France, pour être porté à Paris, où il arriva l’année suivante. Il fut enterré de nouveau en grande pompe le 24 Juin 1667, dans l’église de Ste Genevieve du mont. Mém. de Littérat. tom. 31.

Quoique Galilée, Toricelli, Pascal & Boyle, soient proprement les peres de la Physique moderne, Descartes, par sa hardiesse & par l’éclat mérité qu’a eu sa Philosophie, est peut-être celui de tous les savans du dernier siecle à qui nous ayons le plus d’obligation. Jusqu’à lui l’étude de la nature demeura comme engourdie par l’usage universel où étoient les écoles de s’en tenir en tout au Péripatétisme. Descartes, plein de génie & de pénétration, sentit le vuide de l’ancienne Philosophie ; il la représenta au public sous ses vraies couleurs, & jetta un ridicule si marqué sur les prétendues connoissances qu’elle promettoit, qu’il disposa tous les esprits à chercher une meilleure route. Il s’offrit lui-même à servir de guide aux autres ; & comme il employoit une méthode dont chacun se sentoit capable, la curiosité se réveilla par-tout. C’est le premier bien que produisit la Philosophie de Descartes ; le goût s’en répandit bien-tôt par tout : on s’en faisoit honneur à la cour & à l’armée. Les nations voisines parurent envier à la France les progrès du Cartésianisme, à peu-près comme les succès des Espagnols aux deux Indes, mirent tous les Européens dans le goût des nouveaux établissemens. La Physique Françoise, en excitant une émulation universelle, donna lieu à d’autres entreprises, peut-être à de meilleures découvertes. Le Newtonianisme même en est le fruit.

Nous ne parlerons point ici de la Géométrie de

Descartes ; personne n’en conteste l’excellence, ni l’heureuse application qu’il en a faite à l’Optique : & il lui est plus glorieux d’avoir surpassé en ce genre le travail de tous les siecles précédens, qu’il ne l’est aux modernes d’aller plus loin que Descartes. Voyez Algebre. Nous allons donner les principes de sa Philosophie, répandus dans le grand nombre d’ouvrages qu’il a mis au jour : commençons par sa méthode.

Discours sur la méthode. Descartes étant en Allemagne, & se trouvant fort desœuvré dans l’inaction d’un quartier d’hyver, s’occupa plusieurs mois de suite à faire l’examen des connoissances qu’il avoit acquises soit dans ses études, soit dans ses voyages, & par ses réflexions, comme par les secours d’autrui : il y trouva tant d’obscurité & d’incertitude, que la pensée lui vint de renverser ce mauvais édifice, & de rebâtir le tout de nouveau, en mettant plus d’ordre & de liaison dans ses connoissances.

1. Il commença par mettre à part les vérités révélées ; parce qu’il pensoit, disoit-il, que pour entreprendre de les examiner & y réussir, il étoit besoin d’avoir quelqu’extraordinaire assistance du ciel, & d’être plus qu’Homme.

2. Il prit donc pour premiere maxime de conduite, d’obéir aux lois & aux coûtumes de son pays, retenant constamment la religion dans laquelle Dieu lui avoit fait la grace d’être instruit dès l’enfance, & se gouvernant en toute autre chose selon les opinions les plus modérées.

3. Il crut qu’il étoit de la prudence de se prescrire par provision cette regle, parce que la recherche successive des vérités qu’il vouloit savoir, pouvoit être très-longue ; & que les actions de la vie ne souffrant aucun délai, il falloit se faire un plan de conduite ; ce qui lui fit joindre une seconde maxime à la précédente, qui étoit d’être le plus ferme & le plus résolu en ses actions qu’il le pourroit, & de ne pas suivre moins constamment les opinions les plus douteuses lorsqu’il s’y seroit une fois déterminé, que si elles eussent été très-assûrées. Sa troisieme maxime fut de tâcher toûjours plûtôt de se vaincre que la fortune, & de changer plûtôt ses desirs que l’ordre du monde. Réfléchissant enfin sur les diverses occupations des hommes, pour faire choix de la meilleure, il crut ne pouvoir rien faire de mieux, que d’employer sa vie à cultiver sa raison par la méthode que nous allons exposer.

4. Descartes s’étant assûré de ces maximes, & les ayant mises à part, avec les vérités de foi qui ont toûjours été les premieres en sa créance, jugea que pour tout le reste de ses opinions, il pouvoit librement entreprendre de s’en défaire.

« A cause, dit-il, que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avoit aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer ; & parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matieres de Géométrie, & y font des paralogismes, jugeant que j’étois sujet à faillir autant qu’un autre, je rejettai comme fausses toutes les raisons que j’avois prises auparavant pour des démonstrations : & enfin considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je résolus de feindre que toutes les choses qui m’étoient jamais entrées dans l’esprit, n’étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussi-tôt après je pris garde que pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi qui le pensois, fusse quelque chose : & remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme & si assûrée, que toutes les plus extravagantes suppositions des Sceptiques n’étoient pas capables de