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cependant très-réelles. Rien n’est plus mince que la barriere qui sépare l’instinct d’avec la raison, & cependant ils ne se confondent jamais. Voyez l’article Esprit, où nous avons eu soin d’en caractériser les différentes especes, & d’assigner, autant qu’il est possible, les limites qui séparent les unes des autres.

Tous les êtres qui entrent dans la composition de ce grand tout qu’on appelle l’univers, ne sont donc pas egalement bons, il est même nécessaire qu’ils ne le soient pas. C’est de l’imperfection plus ou moins grande des differens êtres, que résulte la perfection de cet univers. On conçoit qu’il seroit beaucoup moins parfait, s’il ne comprenoit dans sa totalité que des êtres de la même espece, ces êtres fussent-ils les plus nobles de tous ceux qui le composent. La trop grande uniformité déplait à la longue ; du moins elle ne tient pas lieu de la variété, qui compense ce qui manque aux êtres finis. Croit-on qu’un monde, qui ne seroit formé que de purs esprits, fût plus parfait qu’il ne l’est aujourd’hui ? qui ne voit que le monde matériel laisseroit par son absence un grand vuide dans cet univers ? On pourroit étendre cette reflexion jusqu’au mêlange de vertus & de vices, dont nous sommes ici bas le spectacle & les spectateurs tout à la fois. Un monde d’où seroient bannis tous les vices, ne seroit certainement pas si parfait qu’un monde qui les admet. La vertu prise en elle-même, est sans doute préférable au vice, de même que l’esprit est par sa nature plus noble que le corps : mais quand on considere les choses par rapport au grand tout, dont ils sont partie, on s’apperçoit aisément que pour une plus grande perfection, il étoit nécessaire qu’il y eût des imperfections dans le monde physique & dans le monde moral.

Si mala sustulerat, non erat ille bonus.


Voyez l’article Manichéisme, où ce raisonnement est développé dans toute sa force.

Rien n’est sans doute plus admirable que tous ces rapports, que la main du Créateur a ménagés entre les différens êtres. Ils sont plus ou moins immédiats, suivant le plus ou moins de variété de ces êtres. Il en est d’eux comme des vérités, qui tiennent toutes les unes aux autres, moyennant les vérités intermédiaires qui servent à les réunir. La bonté de cet univers consiste dans la gradation des différens êtres qui le composent. Ils ne sont séparés que par des nuances, comme nous l’avons déjà remarqué ; il ne se trouve aucun vuide dans le passage du regne minéral au regne végétal, ni dans le passage de celui-ci au regne animal ; autrement, pour me servir de la pensée de l’illustre Pope, il y auroit un vuide dans la création, où, un degré etant ôté, la grande échelle seroit détruite. Qu’un chaînon soit rompu, la chaine de la nature l’est, & l’est également, soit au dixieme, soit au dix-millieme chaînon. C’est alors qu’on verroit, pour continuer la pensée du poete Anglois, la terre perdre son équilibre & s’écarter de son orbite, les planetes & le soleil courir sans regle au-travers des cieux, un être s’abysmer sur un autre être, un monde sur un autre monde, toute la masse des cieux s’ébranler jusques dans son centre, la nature frémir jusqu’au throne de Dieu, en un mot tout l’ordre de cet univers se détruire & se confondre.

Il faudroit être stupide & insensible, pour ne pas appercevoir la dépendance & la subordination de tous les êtres qui entrent dans la composition de ce tout admirable : mais il faudroit être encore pis que tout cela pour l’attribuer à un hazard aveugle. Voyez Hasard & Épicuréisme. L’esprit ne peut être frappé sans admiration de cette multiplicité de rapports, de ces combinaisons infinies, de cet ordre, de cet arrangement qui lie toutes les parties de l’univers ; & l’on peut dire que plus il saisira de rap-

ports, plus la bonté des êtres se manifestera à lui d’une

maniere sensible & frappante. Dieu seul connoît toute la bonté qu’il a mise dans ses ouvrages, parce qu’il est lui seul capable de connoître parfaitement la justesse qui brille dans ses ouvrages, le rapport mutuel qui se trouve entr’eux, l’harmonie qui fait d’eux un tout régulier & sagement ordonné, en un met l’ordre établi pour les conserver. La chaine qui attire & réunit toutes les parties est entre les mains de Dieu, & non entre celles de l’homme. Petites parties de ce tout, comment pourrions-nous le comprendre ? « Tout ce que nous voyons du monde, dit dans son style énergique le sublime Paschal, n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature : nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces : nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses : c’est un cercle infini, dont le centre est par-tout, la circonférence nulle part : enfin, c’est un des plus grands caracteres sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée..... L’intelligence de l’homme tient, dans l’ordre des choses intelligibles, le même rang que son corps dans l’étendue de la nature : & tout ce qu’elle peut faire, est d’appercevoir quelqu’apparence du milieu des choses, dans un desespoir éternel d’en connoître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, & portées jusqu’à l’infini : qui peut suivre ces étonnantes démarches ? l’auteur de ces merveilles les comprend, nul autre ne le peut faire ». Pensées de Pasch. ch. xxij.

Nous sommes forcés de joindre le témoignage de notre raison, au témoignage aveugle des créatures inanimées & matérielles, dont la beauté, la disposition & l’économie annoncent si hautement la grandeur de celui qui les a faites. Un spectacle digne de Dieu, peut bien être digne de nous. Moyse rapporte que lorsque Dieu eut achévé l’ouvrage des six jours, il considera tous les êtres d’une seule vûe, & que les ayant comparés entr’eux & avec le modele éternel dont ils étoient l’expression, il en trouva la beauté & la perfection excellente. L’univers parut à ses yeux comme un tableau qu’il venoit de finir, & auquel il avoit donné la derniere main. Il trouva que chaque partie avoit son usage, chaque trait sa grace & sa beauté : que chaque figure étoit bien située & faisoit un bel effet : que chaque couleur étoit appliquée à propos, mais sur-tout que l’ensemble en étoit merveilleux : que les ombres mêmes donnoient du relief au reste : que le lointain en s’attendrissant faisoit paroître ce qui étoit plus proche avec une force nouvelle ; & que les objets les plus remarquables, recevoient une nouvelle beauté par le lointain, dont ils n’étoient séparés que par une diminution imperceptible de teintes & de couleurs. Qui considéreroit ce tableau de plus près, pourroit appercevoir dans le plan de la création celui de la rédemption. Si quelques défauts nous frappent dans cet immense tableau, souvenons-nous que ce sont des ombres que la main de l’éternel y a jettées exprès pour en faire sortir les figures ; que leur ordre & leur situation contribuent à lui donner une beauté qu’il n’auroit pas ; & que prendre occasion de ces defauts pour critiquer l’univers & son auteur, ce seroit ressembler à un ciron, dont les yeux seroient fixés sur les ombres d’un tableau, & qui prononceroit que ce tableau est défectueux, qu’il n’y reconnoît aucune ordonnance, ni le vrai ton des couleurs.

La bonté animale est une économie dans les passions, que toute créature sensible & bien constituée reçoit de la nature. C’est en ce sens qu’on dit d’un chien de chasse, qu’il est bon, lorsqu’il n’est ni lâche ni opiniâtre : c’est aussi en ce sens qu’on dit d’un homme, qu’il est bien constitué, lorsqu’il regne dans ses