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mort subite du médecin Caius Julius, parle encore d’un instrument appellé specillum ; mais c’est sans aucune raison qu’on l’interprete par un verre lenticulaire ; ce mot signifie une sonde ; & si l’on prétendoit par les circonstances du passage, que ce fût un instrument optique, il faudroit l’entendre d’une sorte de petit miroir, ou d’un instrument à oindre les yeux comme dans Varron.

Il y a une scene d’Aristophane qui fournit quelque chose de plus spécieux, pour prouver que les anciens ont été en possession des verres lenticulaires. Aristophane introduit dans ses nuées, acte II. scene j. une espece d’imbécille nommé Strepsiade, faisant part à Socrate d’une belle invention qu’il a imaginée pour ne point payer ses dettes. « Avez-vous vû, dit-il, chez les droguistes, la pierre transparente dont ils se servent pour allumer du feu ? Veux-tu dire le verre, dit Socrate ? Oui, répond Strepsiade. Eh bien, voyons ce que tu en feras, réplique Socrate. Le voici, dit l’imbécille Strepsiade : quand l’avocat aura écrit son assignation contre moi, je prendrai ce verre, & me mettant ainsi au soleil, je fondrai de loin toute son écriture ». Quel que soit le mérite de cette plaisanterie, ces termes de loin, ἀπωτέρω στάς, indiquent qu’il s’agissoit d’un instrument qui brûloit à quelque distance, & conséquemment que ce n’étoit point une seule sphere de verre dont le foyer est très-proche, mais un verre lenticulaire qui a l’essieu plus éloigné.

A cette autorité on joint celle du scholiaste grec sur cet endroit ; il remarque qu’il s’agit d’un « verre rond & épais, τροχοειδὴς, fait exprès pour cet usage, qu’on frottoit d’huile, que l’on échauffoit, & auquel on ajustoit une meche, & que de cette maniere le feu s’y allumoit ». Cette explication quoiqu’inintelligible en quelques points, semble prouver, dit-on, que le scholiaste entend parler d’un verre convexe.

Mais je réponds d’abord que ce passage du scholiaste est une énigme ; outre qu’un verre rond & épais qu’on frottoit d’huile, que l’on échauffoit, & auquel on ajustoit une meche, ne désigne en aucune maniere nos verres lenticulaires, faits pour aider la vue. J’ajoute ensuite que le passage d’Aristophane n’est pas plus décisif ; & s’il étoit permis de prêter une explication fine à ce passage d’un poëte plein d’esprit, je dirois, que puisque le dessein de sa piece est de ridiculiser Socrate, il ne pouvoit mieux remplir son but qu’en mettant dans la bouche de Strepsiade un propos aussi stupide que celui de prendre un verre avec lequel il fondroit l’écriture de son avocat, & faisant en même tems approuver cette idée rustique par le philosophe éleve d’Anaxagore.

Enfin on peut rassembler un grand nombre de passages qui justifient que les anciens n’ont point connu les verres lenticulaires, & d’un autre côté on a des témoignages certains qu’ils n’ont commencé à être connus que vers la fin du treizieme siecle.

C’est dans l’Italie qu’on en indique les premieres traces. M. Spon, dans ses Recherc. d’antiq. diss. 16. rapporte une lettre de Redi à Paul Falconieri, sur l’inventeur de lunettes. Redi allegue dans cette lettre une chronique manuscrite, conservée dans la bibliotheque des freres prêcheurs de Pise ; on y lit ces mots : Fratrer Alexander Spina, vir modestus & bonus, quaæcumque vidit & audivit facta, scivit & facere : occularia ab aliquo primo facta & communicare nolente, ipse fecit, & communicavit corde hilari, & volente : ce bon pere mourut en 1313 à Pise.

Le même Redi possédoit dans sa bibliotheque un manuscrit de 1299, qui contenoit ces paroles remarquables : Mi trovo cosi gravoso d’anni, che non avrei valenza di leggere e di scrivere senza vetri appellati occhiali, trovati novellamente per commodità dè poveri

vecchi, quando affiebolano di vedere ; c’est-à-dire « Je me vois si accablé d’années, que je ne pourrois ni lire ni écrire sans ces verres appellés occhiali (lunettes) qu’on a trouvés depuis peu pour le secours des pauvres vieillards dont la vue est affoiblie ».

Le dictionnaire de la Crusca nous fournit encore un témoignage que les lunettes étoient d’une invention récente au commencement du quatorzieme siecle. Il nous apprend au mot occhiali, que le frere Jordan de rivalto, dans un sermon prêché en 1305, disoit à son auditoire, qu’il y avoit à peine vingt ans que les lunettes avoient été découvertes, & que c’étoit une des inventions les plus heureuses qu’on pût imaginer.

On peut ajouter à ces trois témoignages ceux de deux médecins du quatorzieme siecle, Gordon & Gui de Chauliac. Le premier, qui étoit docteur de Montpellier, recommande dans son lilium Medicinæ, un remede pour conserver la vûe. « Ce remede est d’une si grande vertu, dit-il, qu’il feroit lire à un homme décrépit de petites lettres sans lunettes ». Gui de Chauliac, dans sa grande Chirurgie, après avoir recommandé divers remedes de cette espece ajoute, « que s’ils ne produisent aucun effet il faut se résoudre à faire usage de lunettes ».

Mais si le tems de leur invention est assez bien constaté, l’inventeur n’en est pas moins inconnu : cependant M. Manni le nomme Salvino de gli armati, dans une dissertation sur ce sujet, qu’on trouvera dans le raccolta d’opusculi scientif. e Philolog. t. IV. Venet. 1739. Il prétend en avoir la preuve prise d’un monument de la cathédrale de Florence, avant les réparations qui y ont été faites vers le commencement du dix-septieme siecle. On y lisoit, dit-il, cette épitaphe : Qui giace Salvino d’Armato de gl’armati, di Firenze, inventor delli occhiali, &c. MCCCXVII. C’est donc-là, selon M. Manni, ce premier inventeur des lunettes qui en faisoit mystere, & auquel le frere Alessandro di Spina arracha son secret pour en gratifier le public. Montucla, Hist. des Math. (D. J.)

Verre tourné, (Arts.) c’est-à-dire verre travaillé au tour ou au touret.

Pline, l. XXXVI. c. xxvj. a donné une description également élégante & concise des différentes façons dont les anciens préparoient le verre ; & dans ce nombre il parle du verre qu’on tournoit de son tems, ou qu’on travailloit au tour, torno teritur. Il ajoute qu’on le gravoit comme de l’argent, argenti modo cœlatur. M. de Caylus, dans son recueil d’antiquités, a rapporté des preuves de la premiere opération dont parle Pline, & des exemples de la seconde qui se pratique toujours. Enfin il a inséré dans le même ouvrage la maniere de tourner le verre, que lui a communiquée M. Majauld, docteur en Médecine ; nous allons aussi la transcrire mot-à-mot dans cet ouvrage.

On ne parvient, dit M. Majauld, à tourner un corps quelconque, que par des moyens propres à ses différentes qualités. Les bois, la pierre ; les métaux ne peuvent être tournés qu’avec des outils d’acier plus ou moins trempés, selon que le corps que l’on veut travailler est plus ou moins dur. Le verre, matiere plus seche & plus cassante, ne pourroit être travaillé au tour que difficilement avec ces sortes d’outils. On ne sauroit enlever des copeaux du verre pour le rendre rond ; ce n’est qu’en l’usant sur le tour, qu’il est possible de le tourner. Convaincu de cette vérité par l’exemple que fournit l’art de travailler le verre en général, M. Majauld a fait tourner selon les mêmes principes, deux gobelets de crystal factice, sur un desquels on a formé de petites moulures très déliées qui produisent un fort bel effet.

Pour y parvenir, on mastiqua sur un mandrin de bois un gobelet de crystal pris d’un flacon, dont on