Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quées, on ne fournit de son cru que la main-d’œuvre ; quelque chere qu’on la suppose, il est difficile de croire qu’elle le soit assez pour restituer ce que coûte la profusion que l’on fait soi-même de ces matieres ; il faudroit dire que le prix des façons seroit si disproportionné à la valeur principale, que la vente d’une très-petite quantité suffiroit pour rembourser celle du tout, ce qui ne peut pas être.

C’est d’ailleurs un principe fondé sur l’expérience qu’aucun commerce n’est avantageux, s’il n’est d’échange ; les républiques ne font celui d’économie que parce qu’elles occupent des terreins stériles qui les y contraignent ; & c’est bien plus par cette raison qu’il leur est naturel, que par la constitution de leur gouvernement qui semble le favoriser.

La liberté n’est jamais où se trouve l’abondance : elles sont incompatibles. Tyr, Sidon, Rhodes, Carthage, Marseille, Florence, Venise, la Hollande étoient & sont des sols ingrats qui ne produisent rien. Il faut bien trafiquer des denrées d’autrui, quand on n’en possede point soi-même, ne fût-ce que pour se procurer celles de nécessité que le terrein refuse ; mais cette position est périlleuse, elle tient les nations qui s’y trouvent dans un continuel équilibre, & les incline perpétuellement vers la destruction.

En effet un état dont la subsistance dépend entierement de la volonté des autres, ne peut avoir qu’une existence incertaine & précaire ; on refusera de lui vendre ses denrées, on ne voudra point les lui racheter ; les richesses de convention s’épuiseront. Il sera la proie de l’ambition ou des besoins ; sans qu’on se donne la peine de le subjuguer, une pauvreté extrème forcera les peuples à recevoir ou à se donner un maître pour avoir du pain. En s’abstenant un jour de manger, les Lacédémoniens soumettoient les habitans de Smyrne, s’ils n’eussent préféré la gloire de les secourir dans l’extrème besoin où ils étoient, à celle d’en profiter pour devenir leur souverain.

La Hollande a vu de près cette extrémité : sans l’interdiction des ports de l’Espagne & du Portugal, qui réduisit ses habitans au desespoir, & les força d’aller aux Indes acquérir des établissemens dont la possession leur a procuré la vente exclusive des épiceries qui leur tient lieu des autres productions de la terre dont ils manquent, peut-être ne seroit-elle déja plus une république indépendante.

Mais un danger plus imminent encore de ce commerce d’économie menace les républiques qui sont obligées de le faire, c’est le luxe qu’il introduit. Lycurgue ne trouva d’autres moyens d’en garantir la sienne, qu’en instituant une monnoie qui ne pouvoit avoir cours chez les autres peuples. Un philosophe anglois, M. Hume, regrette qu’il n’ait pas connu l’usage du papier ; il n’a pas pensé que le papier représente une dette, & n’est que l’obligation de l’acquitter. Il pouvoit, par cette raison, devenir un effet de commerce recevable par les étrangers, à qui il auroit donné des droits sur le territoire même de la république. Au-lieu que les morceaux de fer inventés par ce législateur une fois reçus, il n’y avoit rien à répéter contre Lacédémone. Le luxe en étoit bien plus sûrement proscrit ; le défaut absolu d’échange en rendoit le commerce impraticable.

C’est peut-être à la même impossibilité dont la cause est différente, que la Suisse, dont le gouvernement semble devoir être le plus durable, devra sa conservation. Sa situation la rend inaccessible au commerce des marchandises des autres : ses productions naturelles sont les hommes ; elle en trafique avec toutes les puissances de l’Europe, & n’en est jamais épuisée, la nature les accorde abondamment à la liberté & à l’égalité qui les cultivent.

Enfin c’est une vérité répétée par Montesquieu,

d’après Florus, qu’il cite, les républiques finissent par le luxe, les monarchies par la pauvreté.

C’est donc accélerer ces effets, & se mettre volontairement dans la situation forcée où la nécessité reduit les autres, que d’abandonner le trafic de ses productions naturelles pour se livrer au commerce dont ces dangers sont inséparables. Les nations où ce commerce a prévalu ressemblent à des négocians qui ayant des magasins inépuisables de marchandises de toute espece, & d’un débit assûré, les auroient abandonnées pour aller vendre celles de leurs voisins, & devenir leurs commissionnaires & leurs journaliers. Ce qui est bien mal raisonner même en politique, sur-tout dans les gouvernemens où l’on veut être absolu ; car ôtez la propriété, & rien n’arrête plus les hommes dont on attaque la liberté.

Il se peut cependant qu’avec ces principes on ait tout ce que les arts de vanité peuvent produire de plus perfectionné, de plus rare & de plus agréable, mais on n’a plus de provinces, on n’a que des deserts ; on sacrifie le réel à l’illusion, on attire sur un état tous les maux qu’il puisse éprouver.

Les campagnes restent incultes, parce que la valeur de ce qu’on en obtiendroit au-delà de ce qui est nécessaire pour la consommation intérieure déja fort réduite par celle du luxe, seroit nulle.

Elles sont abandonnées, parce qu’on ne peut plus s’y procurer la subsistance par le travail, & que d’ailleurs les riches manufactures invitent a les quitter, en offrant des travaux moins pénibles & plus lucratifs.

Les besoins de l’état augmentent, ses richesses diminuent ; un peuple de propriétaires est réduit à la condition du mercenaire, la misere le disperse & le détruit ; une dépopulation affreuse & la ruine du corps politique en sont les suites.

On vantera tant qu’on voudra le ministere de Colbert, voilà ce qu’il a produit & ce qu’il devoit produire. Il fut brillant sans doute, & digne des plus grands éloges, mais il faut en être bien ébloui pour ne pas voir que ses reglemens sur le commerce, dont l’agriculture ne fut point la base, sont des reglemens de destruction. Dans la vue peut-être de flatter une nation fastueuse ou séduite par un faux éclat, il préféra la gloire d’être pour tous les peuples un modele de futilité, & de les surpasser dans tous les arts d’ostentation, à l’avantage plus solide & toujours sûr de pourvoir à leurs besoins naturels, qui ne dépendent ni des caprices de la mode, ni des fantaisies du goût, mais qui sont les mêmes dans tous les tems & pour tous les hommes.

La France possede les denrées de nécessité, & avec la plus heureuse situation pour les distribuer. Toutes les nations pouvoient être dans sa dépendance, il la mit dans celle de toutes. Il prodigua les richesses & les récompenses pour élever & pour maintenir des fabriques & des manufactures fastueuses. Il n’avoit pas les matieres premieres, il en provoqua l’importation de toutes ses forces, & prohiba l’exportation de celles du pays. C’étoit faire un traité tout à l’avantage des étrangers, c’étoit leur dire, je m’impose l’obligation de consommer vos denrées, & de ne pouvoir jamais vous faire consommer les miennes. C’étoit anéantir ses richesses naturelles, la culture & la population de ses provinces, pour multiplier en même proportion toutes ces choses à leur profit.

On conviendra que quand des vainqueurs auroient dicté ces conditions, elles n’auroient pas été plus dures à celui qui les auroit reçues.

On voit quelles peuvent être les suites d’un pareil système par l’exemple de la Sardaigne si riche & si florissante, lorsque Aristhée lui donna des lois. Les Carthaginois défendirent sous peine de mort