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Qu’avoient fait, dis-je, ces citoyens vertueux, fideles & laborieux, pour être massacrés avec des cruautés qu’on ne peut lire dans le p. de Thou sans être saisi d’horreur & de compassion ? Et le souverain qui eut le malheur d’y souscrire, qu’étoit-il ? Helas, un homme, rempli d’ailleurs des qualités les plus estimables, mais indignement trompé par la superstition & aveuglé par le fanatisme.

Une chose qui mérite d’être remarquée, & que je ne crois pas l’avoir encore été. C’est que dans l’impossibilité de nier ensuite l’atrocité de ces crimes, ceux qui en sont les auteurs osent y ajouter celui d’en accuser la politique des princes. C’est par elle, disent-ils, que des millions d’hommes ont été exterminés, la religion n’y eut aucune part. Un de ces apologistes du crime, qui, pour applaudir aux détestables fureurs de leurs semblables, tremperoient sans remords leur plume dans le sang humain qu’ils ont fait couler, n’a pas craint d’outrager en même tems la nature & les souverains, en soutenant cette coupable assertion dans un ouvrage qui excite l’indignation, & qui auroit certainement attiré sur l’auteur la vengeance publique, si cet auteur n’avoit prudemment quitté un pays dont il n’auroit pas dépendu de lui que le sol ne fût encore jonché des cadavres de ses habitans. Voyez l’apol. de la S. Barthelemi, par l’abbé de Caveyrac.

Sans doute la vraie religion condamne ces meurtres abominables ; mais comme ce n’est pas de celle-là dont il s’agit, c’est une fourberie d’autant plus criminelle de vouloir en disculper l’autre aux dépens de la puissance civile, qu’elle tend à rendre les souverains odieux, en rejettant sur eux les horreurs dont elle s’est rendue coupable.

L’intérêt a dit que les préjugés religieux étoient utiles, même nécessaires aux peuples, la stupidité l’a répété & on l’a cru. Si le vol n’étoit point puni par la loi civile, ils ne le reprimeroient pas plus qu’ils repriment l’adultere qu’ils condamnent aussi fortement, & qu’ils menacent des mêmes peines. Il faut donc d’autres opinions pour que les républiques soient heureuses & tranquilles, car sans doute elles ne sauroient l’être avec des citoyens injustes & méchans.

On lit dans l’esprit des lois : « Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne & se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, reglent ou contiennent tout ; mais dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu ».

Cette proposition prise dans un sens strict & étroit ne paroîtroit ni juste, ni favorable au gouvernement monarchique, & c’est avec raison que M. de Volt. a remarqué que la vertu est d’autant plus nécessaire dans un gouvernement, qu’il y a plus de séduction que dans tout autre.

Mais celui qui a dit ailleurs : « les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois ; il peut comme elles, faire des hommes des bêtes, & des bêtes des hommes. S’il aime les ames libres, il aura des sujets ; s’il aime les ames basses, il aura des esclaves. Veut-il savoir le grand art de regner ? qu’il approche de lui l’honneur & la vertu ; qu’il appelle le mérite personnel, qu’il gagne les cœurs ; mais qu’il ne captive point l’esprit ». Celui, dis-je, qui a si bien senti le pouvoir & l’utilité de la vertu, n’a pas pu penser qu’elle fût moins nécessaire dans un endroit que dans un autre : quelle différence y a-t-il entre le glaive de la loi & celui dont le prince est armé ? L’un & l’autre menacent, & l’obéissance qui en résulte est également l’effet de la crainte. Si elle produit la tranquillité dans les états despotiques, c’est que les hommes abrutis y ont perdu le sentiment de leur dignité, & jusqu’à celui de leur existence ; ce sont, pour me servir d’une expression dont on ne peut

augmenter l’énergie, des corps morts ensevelis les uns auprès des autres ; mais partout ailleurs, la crainte ne produira jamais qu’une tranquillité incertaine & inquiette ; elle est à l’ame ce que les chaînes sont au corps, l’un & l’autre tendent sans cesse à s’en délivrer.

La loi menaçoit-elle moins après César, Tibere, Caius, Néron, Domitien ? si pourtant les Romains devinrent plus esclaves ; c’est que tous les coups porterent sur les tyrans, & aucun sur la tyrannie : l’empire en fut-il plus affermi ? les progrès de son affoiblissement suivirent ceux de la perte de la vertu. Ce qui rendit Rome incapable de recevoir la liberté, lorsque Silla la lui offrit, rendit les Romains incapables de sentir leur esclavage, & les empêcha de défendre & de soutenir l’empire ; toute l’autorité de la loi n’en put empêcher la perte, comme elle n’avoit pû empêcher celle de la vertu & des mœurs.

La politique des Grecs ne connoissoit rien de si puissant que la vertu, pour soutenir les républiques. En-vain commandera la loi & la force avec elle, elle n’assurera point le repos ni la durée de l’état, si c’est la crainte & non l’amour de la justice qui fait observer ses ordonnances. Lorsque les Athéniens souffrirent que Démétrius de Phalere les fit dénombrer dans un marché comme des esclaves ; lorsqu’ils combattirent avec tant de peines & si peu de courage contre Philippe, ils étoient aussi nombreux que lorsqu’ils défendoient seuls la Grece contre le grand monarque de l’Asie, & qu’ils firent tant d’autres actions héroïques ; mais ils étoient moins vertueux & moins touchés des choses honnêtes. Une nation qui fait des lois pour condamner à mort quiconque proposera d’employer à un autre usage l’argent destiné pour les spectacles, prépare ses mains aux fers, & n’attend que l’instant de les recevoir pour les porter.

Dans tous les tems, & dans toutes les sortes de gouvernemens, la même cause a produit & produira toujours les mêmes effets : on a dit, point de monarque sans noblesse, point de noblesse sans monarchie. J’aimerois mieux dire, point de monarchie sans mœurs, point de mœurs sans un gouvernement vertueux.

Tout est perdu quand l’or est le prix de tout ; quand le crédit, la considération, les dignités, & l’estime de ses semblables, sont devenus le lot des richesses. Qui est-ce qui préférera la vertu, le juste, l’honnête, aux désirs d’en acquérir, puisque sans elles on n’est rien, & qu’avec elles on est tout ? quis enim virtutem amplectitur ipsam, præmia si tollas ? Alors ce n’est plus le mérite des actions qui détermine à les faire, c’est le prix qu’elles vaudront. A Rome les couronnes triomphales & civiques, c’est-à-dire les plus illustres, étoient de feuilles de laurier & de chêne ; les autres étoient d’or. Quoi donc ! ceux qui obtenoient les premieres n’étoient-ils pas assez recompensé d’avoir augmenté la gloire de leur patrie, ou d’en avoir sauvé un citoyen ; mais ce n’est plus ce qui touche, & ce ne sont plus des couronnes qu’il faudroit, ce sont des monceaux d’or. Il est si vrai, que quand il reste des mœurs à un peuple, c’est l’honneur seul qui le touche, que les couronnes de lierre que Caton fit distribuer, furent préférées aux couronnes d’or de son collegue ; c’est que si la couronne est d’or, elle a perdu sa valeur.

Le luxe excessif, en dépravant les mœurs & multipliant les besoins à l’excès, a produit cette avidité si funeste à la vertu & à la prospérité des empires. Comment satisfaire à des superfluités si vastes, avec une récompense honorable ! les marques de distinction, l’estime de ses concitoyens, sont déprisées ; on veut étonner par sa magnificence, & non pas faire admirer sa vertu : on veut dépouiller la considération avec ses habits, comme Hérodote disoit que les femmes dépouilloient la honte avec la chemise.