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A mesure que les sociétés se sont étendues, leur puissance s’est accrue de toute celle des individus qui s’y sont joints, & leurs richesses des plus grands espaces de terrein qu’elles ont occupé. La totalité des forces individuelles n’a plus été nécessaire pour la défense & la sûreté commune, il a suffi d’en fournir une partie pour former la puissance générale & suprême : c’est à quoi se sont réduites les obligations de tous envers tous.

Ce tribut se leve sous différentes formes & différens noms ; mais ce changemennt n’en a pas produit dans sa nature. C’est toujours la même contribution de forces que tous les citoyens se sont engagés de fournir pour le maintien du corps politique, dont ils sont les parties : d’où l’on voit que personne n’en peut être affranchi, & que toutes immunités, toutes exemptions qui en dispensent sont nulles par le droit primordial & inaltérable de chaque citoyen contre tous, & de tous contre chacun ; qu’elles sont autant d’attentats à la sûreté publique & à l’union sociale, dont la destruction résulteroit du progrès de ces exemptions.

C’est bien pis si ceux qui en jouissent possedent encore la plus grande partie des biens de l’état, si ne contribuant en rien au maintien de la société, ils profitent seuls de tous ses avantages, & n’en supportent pas les charges. De tels citoyens n’en peuvent être regardés que comme les ennemis, dont l’état ne peut trop hâter la ruine, s’il veut éviter la sienne.

Mais nous aurons occasion de parler ailleurs des dangers de cet abus. Après avoir établi la légitimité, l’obligation & la justice des charges publiques, montrons qu’elles n’ont pour objet que le bien général de la communauté & l’avantage particulier de ceux qui la composent.

III. Les sociétés sont entr’elles ce qu’on suppose qu’étoient les hommes avant qu’elles fussent formées, c’est-à-dire en état de guerre ; mais cet état est bien plus réel & plus général depuis que le droit de quelques-uns à tout a été substitué à celui de tous, & que l’ambition, les passions d’un seul ou de plusieurs, & non pas le besoin ou l’appétit physique individuel peut déterminer l’attaque & forcer à la défense.

Cet état de guerre universel & continuel oblige chaque gouvernement civil, dont la principale fonction est d’assûrer le repos public, à être perpétuellement en garde contre ses voisins, il faut entretenir sur les frontieres des troupes toujours prêtes à s’opposer aux invasions qu’ils pourroient tenter sur son territoire. Souvent même la défense oblige de faire la guerre, soit pour repousser l’attaque, soit pour la prévenir.

La constitution des états anciens, leur étendue bornée, n’exigeoient pas les immenses & ruineuses précautions que l’on prend à cet égard dans le système actuel de l’Europe, & qui n’y laissent pas même jouir des apparences de la paix. Le gouvernement pouvoit veiller sur toutes les dépendances de la république, en rassembler les forces avec facilité, & les porter avec promptitude par-tout où la défense étoit nécessaire. On n’y employoit point de troupes mercenaires, on n’y tenoit point des armées innombrables toujours sur pié, l’état n’auroit pû suffire à leur dépense, & elles auroient mis la liberté publique en danger, les citoyens défendoient la patrie & leurs possessions.

Rome ne fut plus libre dès que Marius y eut introduit des troupes soudoyées. Il fut possible de les acheter, & la république eut bientôt un maître.

Le gouvernement féodal fut détruit quand l’usage des mêmes troupes s’établit parmi les nations qui se fonderent sur les ruines de l’empire romain. La puissance ne peut être long-tems partagée, lorsque le sa-

laire & les récompenses d’une multitude dépendent

d’un seul.

Ces nouveaux usages dispenserent les citoyens du service militaire ; mais ils les assujettirent aux contributions nécessaires pour l’entretien de ceux qui le font pour eux. Leur tranquillité, celle de l’état, & la conservation de leurs biens en dépendent. Les charges qu’ils supportent pour cet objet, procurent donc le bien général & leur avantage particulier.

Mais les ennemis du dehors ne sont pas les seuls que la société ait à craindre ; il faut encore qu’une police exacte assure son repos intérieur & celui de ses membres, ensorte qu’elle ne soit point troublée par des factions, & qu’ils soient en sûreté eux & leurs possessions sous la puissance des lois.

L’indifférence des cultes, l’égalité des conditions & des fortunes qui prévient les effets également funestes de l’ambition des riches & du desespoir des pauvres, étoient très-favorables à cette tranquillité. Par-tout où les hommes sont heureux & libres, ils sont nombreux & tranquilles. Pourquoi ne le seroient-ils pas ? On ne veut changer sa condition que quand elle ne peut devenir plus pénible. C’est donc moins par des reglemens & des punitions, que par la tolérance religieuse que réclame si fortement le droit naturel & positif, par l’équité & la douceur du gouvernement que l’on maintiendra la paix dans l’état, & la concorde parmi les citoyens ; c’est en faisant regner la justice, la vertu & les mœurs qu’on en fera la prospérité.

La multiplicité des lois produit la multiplicité des infractions & des coupables. Lycurgue fit peu de lois, mais il donna des mœurs à sa patrie qui la conserverent & la rendirent long-tems puissante. Et in republicâ corruptissimâ plurimæ leges, dit Tacite.

Il est dangereux sur-tout qu’il en existe que les citoyens croient devoir préférer, qui contrarient les lois civiles, & qui ayent sur eux une plus grande autorité. Les chrétiens d’Irlande, ceux de la ligue, & tant d’autres les méconnurent & perdirent tous sentimens naturels & toute affection sociale dès que la superstition leur en ordonna le mépris, & que le fanatisme leur commanda de s’égorger.

On a dit des jésuites qu’ils étoient un corps dangereux dans l’état, parce qu’il dépendoit d’une puissance étrangere, & l’on a dit une vérité. On en dira une autre en assûrant que, par les dogmes & la croyance des cultes modernes, il n’y a point d’état qui ne forme également contre lui-même un corps dangereux, dont les intérets étrangers & fantastiques doivent produire sa destruction morale & politique : omne regnum contra se divisum desolabitur. On trouve ailleurs, nolite arbitrari quia pacem venerim mittere in terram : non veni pacem mittere sed gladium… Veni enim separare hominem adversus patrem suum, & filiam adversus matrem suam, & nurum adversus socrum suam…… & inimici hominis domestici ejus. Les passages sont positifs, mais il n’y a pas un chrétien éclairé aujourd’hui qui n’en rejette les conséquences.

Quand Montesquieu avance contre Baile que « de véritables chrétiens seroient des citoyens éclairés sur leurs devoirs, & qui auroient un très grand zèle pour les remplir ; qu’ils sentiroient très bien les droits de la défense naturelle, que plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie, &c. » Montesquieu dit des choses vraies, quoiqu’elles paroissent difficiles à concilier avec les idées de quelques peres de l’Eglise. Tertulien voulant justifier les chrétiens des vues ambitieuses qu’on leur imputoit, & dont il eût été plus raisonnable de les soupçonner sous Constantin, s’exprime ainsi : « nous ne pouvons pas combattre pour défendre nos biens, parce qu’en recevant le baptême nous avons