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avec les autres nations que ce qui doit être commun à toutes les bonnes troupes, le zele & l’obéissance ; pourquoi leur a-t-on fait prendre en ce moment les couleurs en usage chez les Allemands, & affecte-t-on de leur en donner en tout l’habillement jusqu’à des talons qui les font marcher de si mauvaise grace ? Il y a en Allemagne des usages bons à imiter ; mais je crois que ceux-là ne sont pas de ce nombre, & je dirois avec Moliere : non ce n’est point du tout la prendre pour modele, ma sœur, que de tousser & de cracher comme elle.

Nous prenons trop de ces allemands ; le ton des officiers généraux & des chefs des corps n’est plus avec des subalternes ce qu’il doit être ; la subordination peut s’établir sans employer la hauteur & la dureté ; on peut être sévere avec politesse, & sérieux sans dédain ; de plus on peut attacher de la honte au manquement de subordination ; on peut suspendre les fonctions de l’officier peu soumis & peu exact, le mettre aux arrêts, &c. Corrigeons notre ignorance & notre indocilité présomptueuses, mais restons françois. Nous sommes vains, qu’on nous conduise par notre vanité ; vos ordonnances militaires sont remplies de ce que le soldat doit à l’officier ; pourquoi ne pas parler un peu plus de ce que l’officier doit au soldat ; si celui-ci est obligé au respect, pourquoi l’autre ne l’est-il pas à quelque politesse ? ce soldat qui s’arrête pour saluer l’officier, est blessé qu’il ne lui rende pas son salut ; craint-on que le soldat traité plus poliment ne devienne insolent ? voit-on que les Espagnols le soient devenus depuis que leurs officiers les ont appellés sennorés soldados ? pourquoi ne pas punir l’officier qui se permet de dire des injures à un soldat, & quelquefois de le frapper ? L’exemption des corvées, quelques honneurs dans leurs villages, dans leurs paroisses, accordés aux soldats qui se seront retirés dans leurs paroisses avec l’approbation de leurs corps, releveroient leur état, & contribueroient à vous donner des recrues d’une meilleure espece.

Il regnoit, il n’y a pas long-tems, une sorte de familiarité & d’égalité entre les officiers de tous les grades, qui s’étendoit quelquefois jusqu’au soldat ; elle regnoit du-moins entre le soldat & les bas-officiers ; elle avoit sans doute de très grands inconvéniens pour la discipline, & c’est bien fait de placer des barrieres, & de marquer les distances entre des hommes dont les uns doivent dépendre des autres. Mais cette sorte d’égalité, de familiarité répandue dans tous les corps militaires étoit très-agréable au subalterne & au soldat ; elle le dédommageoient en quelque sorte de sa mauvaise paie & de son méchant habit ; aujourd’hui qu’il est traité avec la sévérité sérieuse des Allemands & autres, & que les exercices, l’exactitude, &c. sont les mêmes ; il n’y a plus de différence que celle de la paye & de l’habit ; il n’a donc qu’à gagner en passant à ce service étranger, & c’est ce qu’ont fait nos meilleurs soldats ; le roi de Sardaigne a levé quatre mille hommes sur les seuls régimens qui étoient en Dauphiné & en Provence ; on peut assurer que la désertion continuera encore jusqu’à ce qu’il se fasse deux changemens, l’un dans les troupes qui finiront par n’être plus composées que de nouveaux soldats, la lie de la nation ; l’autre dans la nation même, qui doit perdre peu-à peu son caractere ; il a sans doute des défauts & des inconvéniens ce caractere ; mais ces défauts tiennent à des qualités si éminentes, si brillantes, qu’il ne faut pas l’altérer ; je sais qu’il faut de l’esprit & de l’argent pour conduire les François tels qu’ils sont, & qu’il ne faut être que despote pour les changer ; aussi suis-je persuadé qu’un ministre aussi éclairé que celui-ci n’en formera pas le projet ; il verra sans doute la nécessité d’augmenter la paie de l’infanterie, & d’en

relever l’état par mille moyens qu’il imaginera, & qui vaudront mieux que ceux que j’ai proposés ; il me reste à parler de la maniere de punir la desertion.

Je voudrois qu’on distinguât les déserteurs en plusieurs classes différemment coupables, il ne doivent pas être également punis ; je voudrois qu’ils fussent presque tous condamnés à réparer ou bâtir des fortifications ; je voudrois qu’ils fussent enchaînés comme des galériens, avec des chaînes plus ou moins pesantes, seuls ou deux à deux, selon le genre de leur désertion. Ils auroient un uniforme à-peu-près semblable à celui des galériens ; en les traitant avec humanité, ils ne couteroient pas six sols par jour ; on les distribueroit dans les principales places, telles que Lille, Douai, Metz, Strasbourg, Briançon, Perpignan, &c. Ils seroient logés d’abord dans des casernes, & peu-à-peu on leur construiroit des logemens aux quels ils travailleroient eux-mêmes. Le soin de leur subsistance, de leur entretien & de leur discipline, seroit confié aux intendans ou à des commissaires des guerres, aux états majors des places, si l’on veut, & ils en rendroient compte aux officiers généraux commandans dans la province. Ils seroient veillés & commandés par quelques sergens, tirés de l’hôtel des invalides & payés par l’hôtel ; leur garde pourroit être confiée à des soldats invalides, payés aussi par l’hôtel. Quand le besoin des travaux l’exigeroit, ils seroient conduits d’une place à l’autre par la maréchaussée. Leur dépense seroit payée sur les fonds destinés aux fortifications, & cette maniere de réparer les places seroit un épargne pour le roi, qui paye vingt & trente sols aux ouvriers ordinaires ; il est bien difficile de dire précisément quel seroit le nombre des déserteurs assemblés ainsi dans les premieres années de cet établissement. Pendant l’autre paix, il désertoit à-peu-près deux ou trois cens hommes par an ; depuis cette derniere paix, il en est deserté plus de deux mille dans le même espace de tems, mais il est à croire que cette fureur de désertion ne durera pas ; d’ailleurs on arrête fort peu de déserteurs, on ne peut guere compter que de long-tems il y en ait plus de mille assemblés ; ils ne couteroient guere que 100000 liv. par an, ils travailleroient mieux que mille ouvriers ordinaires qui couteroient plus de 4 à 500000 liv.

J’ai dit que les déserteurs travailleroient mieux que ces ouvriers, & on en sera convaincu, lorsque j’aurai parlé de la police & des lois de cet établissement.

Il faut à présent les distribuer par classes, & dire comment & combien de tems il seront punis dans chacune des classes.

Ceux qui desertent dans le royaume sans voler, ni leurs armes, ni leurs camarades, & sans être en faction, condamnés pour deux ans à la chaîne & aux travaux, réhabillés, ensuite & obligés de servir dix ans.

Ceux de cette espece qui reviendroient à leurs corps dans l’espace de trois mois ; condamnés à trois mois de prison, & à servir trois ans de plus que leurs engagemens, perdent leur rang.

Ceux qui désertent en faction, ou volant leurs camarades, ou emportant leurs armes ; condamnés pour leur vie aux travaux publics, & enchaînés deux à deux, ou quatre à quatre.

Ceux, qui en tems de guerre, désertent à l’ennemi sans voler, sans, &c. condamnés aux travaux publics, ensuite réhabillés, obligés de servir vingt ans, sans pouvoir prétendre aux récompenses accordées à ces longs services, à moins qu’ils ne le méritent par des actions ou une excellente conduite.

Ceux qui désertent à l’ennemi & ont volé ; passés par les armes, mais on ne réputeroit pas pour vol quelque argent dû au roi ou à leurs camarades.

Ceux des deserteurs, qui en tems de guerre, reviennent à leurs corps ; six semaines de prison, servent dix ans