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L’homme sérieux est différent de l’homme grave ; témoin dom Guichotte, qui médite & raisonne gravement ses folles entreprises & ses aventures périlleuses ; témoins les fanatiques, qui font très-sérieusement des extravagances. Un prédicateur qui annonce des vérités terribles sous des images ridicules, ou qui explique des mysteres par des comparaisons impertinentes n’est qu’un bouffon sérieux. Un ministre, un général d’armée qui prodiguent leurs secrets, ou qui placent leur confiance inconsidérément, sont des hommes frivoles.

GRAVITÉ, s. f. (Morale.) la gravité, morum gravitas, est ce ton sérieux que l’homme accoutumé à se respecter lui-même & à apprécier la dignité, non de sa personne, mais de son être, répand sur ses actions, sur ses discours & sur son maintien. Elle est dans les mœurs, ce qu’est la basse fondamentale dans la musique, le soutien de l’harmonie. Inséparable de la vertu ; dans les camps, elle est l’effet de l’honneur éprouvé ; au barreau, l’effet de l’intégrité ; dans les temples, l’effet de la piété. Sur le visage de la beauté, elle annonce la pudeur ou l’innocence, & sur le front des gens en place, l’incorruptibilité. La gravité sert de rempart à l’honnêteté publique. Aussi le vice commence par déconcerter celle-là, afin de renverser plus sûrement celle-ci. Tout ce que le libertinage d’un sexe met en œuvre pour séduire la chasteté de l’autre, un prince l’employera pour corrompre la probité de son peuple. S’il ôte aux affaires & aux mœurs le sérieux qui les décore, dès-lors toutes les vertus perdront leur sauve-garde, & la gravité ne semblera qu’un masque qui rendra ridicule un homme déja difforme. Un roi qui prend le ton railleur dans les traités publics, péche contre la gravité, comme un prêtre qui plaisanteroit sur la religion ; & quiconque offense la gravité, blesse en même tems les mœurs, se manque à lui-même & à la société. Un peuple véritablement grave, quoique peu nombreux, ou fort ignorant, ne paroîtra ridicule qu’aux yeux d’un peuple frivole, & celui-ci ne sera jamais vertueux Les descendans de ces sénateurs romains que les Gaulois prirent à la barbe, devoient un jour subjuguer les Gaules.

La gravité est opposée à la frivolité, & non à la gaieté. La gravité ne sied point aux grands déshonorés par eux-mêmes, mais elle peut convenir à l’homme du bas peuple qui ne se reproche rien. Aussi remarquera-t-on que les railleurs & les plaisans de profession, plutôt que de caractere, sont ordinairement des fripons ou des libertins. La gravité est un ridicule dans les enfans, dans les sots, & dans les personnes avilies par des métiers infames. Le contraste du maintien avec l’âge, le caractere, la conduite & la profession excite alors le mépris. Lorsque la gravité semble demander du respect pour des objets qui ne méritent par eux-mêmes aucune sorte d’estime, elle inspire une indignation mêlée d’une pitié dédaigneuse ; mais elle peut sauver une pauvreté noble & le mérite infortuné, des outrages & de l’humiliation.

L’abus de la comédie est de jetter du ridicule sur les professions les plus sérieuses, & d’ôter à des personnages importans ce masque de gravité, qui les défend contre l’insolence & la malignité de l’envie. Les petits-maîtres, les précieuses ridicules, & de semblables êtres inutiles & importuns à la société sont des sujets comiques. Mais les Médecins, les Avocats, & tous ceux qui exercent un ministere utile doivent être respectés. Il n’y a point d’inconvéniens à présenter Turcaret sur la scène, mais il y en a peut-être à jouer le Tartuffe. Le financier gagne à n’exciter que la risée du peuple ; mais la vraie dévotion perd beaucoup au ridicule qu’on seme sur les faux dévots.

La gravité differe de la décence & de la dignité ; en ce que la décence renferme les égards que l’on doit au public, la dignité ceux qu’on doit à sa place, & la gravité ceux qu’on se doit à soi-même.

GRONDEUR, adj. (Morale.) espece d’homme inquiet & mécontent qui exhale sa mauvaise humeur en paroles. L’habitude de gronder est un vice domestique, attaché à la complexion du tempérament plutôt qu’au caractere de l’esprit. Quoiqu’il semble appartenir aux vieillards comme un apanage de la foiblesse & comme un reste d’autorité qui expire avec un long murmure, il est pourtant de tous les âges. Eraste naquit avec une bile prompte à fermenter & à s’enflammer. Dans les langes, il poussoit des cris perpétuels qui déchiroient les entrailles maternelles, sans qu’on vît la cause de ses souffrances. Au sortir du berceau, il pleuroit quand on lui avoit refusé quelque jouet ; & dès qu’il l’avoit obtenu, il le rejettoit. Si quelqu’un l’avoit pris en tombant de ses mains, il auroit encore pleuré jusqu’à ce qu’on le lui eût rendu. A peine sut-il former des sons mieux articulés, il ne fit que se plaindre de ses maîtres, & se quereller avec ses compagnons d’étude ou d’exercice, même dans les heures des jeux & des plaisirs. Après beaucoup d’affaires désagréables que lui avoient attiré les écarts de son humeur, rebuté, mais non corrigé, il résolut de prendre une femme pour gronder à son aise. Celle-ci, qui étoit d’une humeur douce, devint aigre auprès d’un mari fâcheux. Il eut des enfans, & les gronda toujours, soit avant, soit après qu’il les eût caressés. S’ils portoient la tête haute, ils tournoient mal les piés ; s’ils élevoient la voix, ils rompoient les oreilles ; s’ils ne disoient mot, c’étoient des stupides. Apprenoient-ils une langue, ils oublioient l’autre ; cultivoient-ils leurs talens, ils faisoient de la dépense ; avoient-ils des mœurs, ils manquoient d’intrigue pour la fortune. Enfin ces enfans devinrent grands, & leur pere vieux. Eraste alors se mit tellement en possession de gronder, qu’il ne sortit jamais de sa maison, sans avoir recapitulé à ses domestiques toutes les fautes qu’il leur avoit cent fois reprochées. Mais quand il y rentroit, qu’apportoit-il de la ville ou de la campagne ? Des cris, des plaintes, des injures, des menaces ; une tempête d’autant plus violente, qu’elle avoit été resserrée & grossie par la contrainte de la bienséance publique & du respect humain. Eraste vit aujourd’hui sans épouse, sans famille, sans domestiques, sans amis, sans société. Cependant Eraste a de la fortune, un cœur généreux & sensible, des vertus & de la probité ; mais Eraste est né grondeur, il mourra seul.

GRIMACE, s. f. (Physiol.) espece de contorsion du visage ou de quelqu’une de ses parties, qu’on fait par affectation, par habitude, ou naturellement, pour exprimer quelque sentiment de l’ame.

Beaucoup de vivacité & de souplesse dans les organes portent invinciblement le corps à certains mouvemens qui sont autant d’expressions naturelles des idées qu’on veut dépeindre. Peut-être que l’expression de vérité qui ne se trouveroit point dans les mouvemens du corps, & qui seroit dans les seuls sentimens du cœur, n’est point faite tout-à-fait pour l’homme ! On observe que les mouvemens du corps dont nous parlons, sont plus ou moins marqués dans toutes les nations du monde, suivant la différence des climats & des mœurs. L’esprit actif des Orientaux, leur grande sensibilité, leur extrème vivacité les portent nécessairement aux gesticulations, aux contorsions, aux grimaces ; au contraire, la température & la froideur de nos climats émousse ou engourdit sans cesse l’action de nos nerfs & de nos esprits ; mais à ce défaut de la nature nous avons cru devoir substituer un art grimacier, qui consiste prin-