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plus beau touchant la nature des vérités éternelles ? ne craignez rien pour les vérités éternelles. Comme Dieu est un esprit qui subsiste nécessairement, & qui connoît de toute éternité ; c’est aussi en lui que les vérités subsisteront essentiellement, éternellement, & nécessairement ; mais par-là elles ne se trouveront pas indépendantes de la pensée, puisqu’elles sont la pensée de Dieu même, laquelle est toujours conforme à la réalité des choses. Mais, direz-vous, quand je détruirois dans ma pensée toutes les intelligences du monde, ne pourrois-je pas toujours imaginer la vérité ? La vérité est donc indépendante de la pensée. Point-du-tout ; ce que vous imagineriez alors seroit justement une abstraction, & non une réalité. Vous pouvez par abstraction penser à la vérité, sans penser à aucune intelligence ; mais réellement il ne peut y avoir de vérité sans pensée, ni de pensée sans intelligence ; ni d’intelligence sans un être qui pense, & qui soit une substance spirituelle. A force de penser par abstraction à la vérité, qui est une particularité de la pensée, on s’accoutume à regarder la vérité comme quelque chose d’indépendant de la pensée & de l’esprit ; à peu près comme les enfans trouvent dans un miroir la représentation d’un objet, indépendante des rayons de la lumiere, dont néanmoins elle n’est réellement qu’une modification.

L’objet avec lequel notre pensée est conforme, est de deux sortes ; ou il est interne, ou il est externe ; c’est-à-dire, ou les choses auxquelles nous pensons ne sont que dans notre pensée, ou elles ont une existence réelle & effective, indépendante de notre pensée. De-là, deux sortes de vérités, l’une interne & l’autre externe, suivant la nature des objets. L’objet de la vérité interne est purement dans notre esprit, & celui de la vérité externe est non-seulement dans notre esprit, mais encore il existe effectivement & réellement hors de notre esprit, tel que notre esprit le conçoit. Ainsi toute vérité est interne, puisqu’elle ne seroit pas vérité si elle n’étoit dans l’esprit ; mais une vérité interne n’est pas toujours externe. En un mot la vérité interne est la conformité d’une de nos idées avec une autre idée, que notre esprit se propose pour objet : la vérité externe est la conformité de ces deux idées réunies & liées ensemble, avec un objet existant hors de notre esprit, & que nous voulons actuellement nous représenter.

Il faut observer que nous jugeons des objets ou par voie de principe, ou par voie de conséquence. J’appelle jugement par voie de principe, une connoissance qui nous vient immédiatement des objets, sans qu’elle soit tirée d’aucune connoissance antérieure ou précédente. J’appelle jugement par voie de conséquence, la connoissance que notre esprit agissant sur lui-même, tire d’une autre connoissance, qui nous est venue par voie de principe.

Ces deux sortes de jugemens sont les deux sortes de vérités que nous avons indiquées, savoir la vérité externe, & la vérité interne. Nous appellerons la premiere vérité objective, ou de principe ; & l’autre, vérité logique, ou de conséquence. Ainsi vérité objective, de principe, externe, sont termes synonymes ; de même que vérité interne, logique, de conséquence, signifient précisément la même chose. La premiere est particuliere à chacune des sciences, selon l’objet où elle se porte ; la seconde est le propre & particulier objet de la logique.

Au reste comme il n’est nulle science qui ne veuille étendre ses connoissances par celles qu’elle tire de ses principes, il n’en est aucune aussi où la logique n’entre, & dont elle ne fasse partie ; mais il s’y trouve une différence singuliere : savoir, que les vérités internes sont immanquables & évidentes, au-lieu que les vérités externes sont incertaines & fautives. Nous ne pouvons pas toujours nous assurer que nos

connoissances externes soient conformes à leurs objots, parce que ces objets sont hors de nos connoissances mêmes & de notre esprit : au-lieu que nous pouvons discerner distinctement, si une idée ou connoissance est conforme à une autre idée ou connoissance ; puisque ces connoissances sont elles-mêmes l’action de notre esprit, par laquelle il juge intimement de lui-même & de ses opération intimes ; c’est ce qui arrive dans les mathématiques, qui ne sont qu’un tissu de vérités internes, où sans examiner si une vérité externe est conforme à un objet existant hors de notre esprit, on se contente de tirer d’une supposition qu’on s’est mise dans l’esprit, des conséquences qui sont autant de démonstrations. Ainsi l’on démontre que le globe de la terre étant une fois dans l’équilibre, pourroit être soutenu sur un point mille & mille fois plus petit que la pointe d’une aiguille, mais sans examiner si cet équilibre existe ou n’existe pas réellement, & hors de notre esprit.

La vérité de conséquence étant donc la seule qui appartiennent à la logique, nous cesserons d’être surpris comment tant de logiciens ou de géometres habiles se trouvent quelquefois si peu judicieux : & comment des volumes immenses sont en même tems un tissu de la meilleure logique & des plus grandes erreurs : c’est que la vérité logique & interne subsiste très-bien sans la vérité objective & externe ; si donc les premieres vérités que la nature & le sens commun nous inspirent sur l’existence des choses, ne sont la base & le fondement de nos raisonnemens, quelque bien liés qu’ils soient, & avec quelque exactitude qu’ils se suivent, ils ne seront que des paralogismes & des erreurs. Je vais en donner des exemples.

Qu’il soit vrai une fois que la matiere n’est autre chose que l’étendue, telle que se la figure Descartes ; tout ce qui sera étendu sera matiere : & dès que j’imaginerai de l’étendue, il faut nécessairement que j’imagine de la matiere : d’ailleurs ne pouvant m’abstenir quand j’y pense, d’imaginer de l’étendue au-delà même des bornes du monde, il faudra que j’imagine de la matiere au-delà de ces bornes : ou pour parler plus nettement, je ne pourrai imaginer des bornes au monde ; n’y pouvant imaginer des bornes, je ne pourrai penser qu’il soit ou puisse être fini, & que Dieu ait pu le créer fini.

De plus, comme j’imagine encore, sans pouvoir m’en abstenir quand j’y pense, qu’avant même la création du monde il y avoit de l’étendue ; il faudra nécessairement que j’imagine qu’il y avoit de la matiere avant la création du monde : & je ne pourrai imaginer qu’il n’y ait pas toujours eu de la matiere, ne pouvant imaginer qu’il n’y ait pas eu toujours de l’étendue ; je ne pourrai imaginer non plus que la matiere ait jamais commencé d’exister, & que Dieu l’ait créée.

Je ne vois point de traité de géométrie qui contienne plus de vérités logiques, que toute cette suite de conséquences à laquelle il ne manque qu’une vérité objective ou de principe pour être essentiellement la vérité même.

Autre exemple d’évidentes vérités logiques. S’il est vrai qu’un esprit entant qu’esprit, est incapable de produire aucune impression sur un corps, il ne pourra lui imprimer aucun mouvement ; ne lui pouvant imprimer aucun mouvement, mon ame qui est un esprit, n’est point ce qui remue ni ma jambe ni mon bras ; mon ame ne les remuant point, quand ils sont remués, c’est par quelqu’autre principe : cet autre principe ne sauroit être que Dieu. Voilà autant de vérités internes qui s’amenent les unes les autres d’elles-mêmes, comme elles en peuvent encore amener plusieurs aussi naturellement, en supposant toujours le même principe ; car l’esprit entant qu’esprit, étant incapable de remuer les corps, plus un esprit fera es-