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crit fait sur le champ avec autenticité dans la biblioteque publique d’une ville voisine, Tigurum. Je doute fort que ce témoignage suffise pour forcer la croyance des lecteurs peu faciles.

Le lait, suivant quelques auteurs, mérite aussi d’être regardé comme une des causes d’yvresse ; il produit fréquemment cet effet chez les Scythes & les Tartares, après qu’ils lui ont fait subir quelques préparations ; les principales sont, au rapport des historiens, la fermentation & la distillation ; quoique nous ignorions la maniere d’exciter dans le lait la fermentation spiritueuse, la nature muqueuse du lait & son passage à l’acide nous la font concevoir très-possible ; & peut-être pourrions-nous l’obtenir si nous pouvions prendre le lait dans l’instant où la fermentation acéteuse commence, & si nous savions rendre cette fermentation plus lente ; le breuvage qui résulte de ce lait fermenté, est, suivant Luc, dans sa relation des Tartares, appellé par les habitans chyme ou poza. Prosper Alpin prétend que la liqueur à laquelle on donne ce nom, est faite avec la farine d’yvraie, les semences de chanvre & l’eau. Il n’est pas aussi facile d’imaginer comment le lait peut par la distillation fournir une liqueur enyvrante & par conséquent spiritueuse. Quoique Sennert croie en trouver la raison dans la nature du beurre, qui étant gras & huileux, doit, suivant lui, donner des huiles peu différentes des esprits ; l’état de perfection où est aujourd’hui la chimie, ne permet pas de recevoir de pareilles explications ; il est plus naturel de penser que le fait examiné par des yeux peu chimistes, se trouve faux ou considérablement altéré, du moins il est permis d’en douter jusqu’à ce qu’il ait été vérifié par des observateurs éclairés.

Nous porterons le même jugement sur la faculté enyvrante que quelques auteurs ont attribuée à certaines eaux ; telle est sur-tout celle du fleuve Lincerte dont les effets passent pour être semblables à ceux du vin. Ovide dit que

Hunc quicumque parùm moderato gutture traxit,
Haud aliter titubat ac si mera vina bibisset.

Metam. lib. XV.

Séneque rapporte la même chose, quæst. natur. lib. III. cap. xx. Ce fait vrai ou faux est encore attesté par Pline, histor. natur. lib. II. cap. 103. Cependant malgré ces autorités, il ne laisse pas d’être regardé comme très-incertain. Le témoignage d’un poëte menteur de profession, d’un philosophe peu observateur & d’un naturaliste pris souvent en défaut, ne paroissent pas assez décisifs aux personnes difficiles.

Bacon de Verulam assure que les poissons jettés du Pont-Euxin dans de l’eau douce, y sont d’abord comme enyvrés, hist. natur. & art. Il a pris cette inquiétude, cette agitation qu’ils éprouvent en passant dans une eau si différente, pour une véritable yvresse ; mais c’est abuser des termes que de confondre ces effets.

L’action de ces différentes causes n’étant ni bien décidée, ni même suffisamment constatée, & les principes par lesquels elles agissent, étant peu ou mal connus, nous ne nous y arrêterons pas davantage ; nous entrerons dans un détail plus circonstancié au sujet des liqueurs fermentées qui sont les causes d’yvresse les plus fréquentes & les plus exactement déterminées ; nous allons examiner en premier lieu, dans quelle partie réside la faculté d’enyvrer : 2°. quelle est la façon d’agir sur le corps pour produire cet effet.

On appelle en général liqueurs fermentées celles qui sont le produit de la fermentation spiritueuse : elles contiennent un esprit ardent inflammable, un sel acide, & souvent une partie extractive qui les colore, que Becher appelle la substance moyenne ;

quoique tous les végétaux qui contiennent une certaine quantité de corps doux, sucré ou muqueux, soient susceptibles de cette fermentation, on n’y expose dans ces pays pour l’usage, que les raisins qui donnent le vin, les poires & les pommes qui fournissent le poiré & le cidre, & les grains dont on fait la biere. Voyez tous ces articles. Dans les Indes, au défaut de ces fruits, on fait fermenter les sucs des bouleaux, des acacia, des palmiers ; les Maldives font du pain & du vin avec le palmier sagoutier ; & les Tartares, si nous en croyons nos voyageurs, tirent du lait une liqueur spiritueuse ; on n’observe dans toutes ces liqueurs préparées avec ces diverses substances, aucune différence essentielle ; elles contiennent les mêmes principes plus ou moins purs & combinés dans des proportions inégales ; les médecins ne sont pas d’accord sur le principe qui contient la cause matérielle de l’yvresse ; les uns prétendent que c’est l’esprit ou la partie sulphureuse ; les autres soutiennent que c’est l’acide ; ils se réunissent tous à regarder la partie extractive colorante comme inutile ; ou pourroit cependant leur objecter que la biere dans laquelle on a mis une plus grande quantité de houblon qui fait l’office de substance moyenne, & qui retarde la formation du spiritueux, est beaucoup plus enyvrante que les autres. Pour répondre a ce fait qui paroit concluant, ils seroient obligés de soutenir que la stupeur, l’engourdissement, l’espece de délire & les autres symptomes excités par ces sortes de bierre, ne sont pas une véritable yvresse, mais une maladie particuliere fort analogue à l’effet des plantes soporiferes ; il est vrai que l’eau-de-vie, l’esprit-de-vin, les vins blancs, &c. n’enyvrent pas moins quoique privés de cette partie.

Tachenius & Beckius, partisans de la pathologie acide, n’ont pas cru devoir excepter l’yvresse d’une regle à laquelle ils soumettoient toutes les autres maladies ; ils ont reconnu dans le vin une partie acide, & ils lui ont attribué la faculté d’enyvrer avec d’autant plus de fondement, disent ils, que les plantes qui contiennent de l’alkali, sont, suivant eux, le secours le plus efficace pour dissiper l’yvresse. Ils ajoutent que la gaieté excitée au commencement de l’yvresse, ne sauroit s’expliquer plus naturellement que par l’effervescence qui se fait entre les parties acides du vin & les substances alkalines des esprits animaux, & que le sommeil qui succede enfin, & qui est déterminé par une plus grande quantité de liqueurs fermentées, est une suite de l’excès de l’acide sur les alkalis, qui en détruit la force & l’activité.

Il n’est pas besoin d’argumens pour réfuter l’aitiologie de la gaieté & du sommeil établie sur le fondement que l’acide est la cause de l’yvresse. Cette explication ridicule tombe d’elle-même ; & pour en sapper les fondemens, il suffira de remarquer que les vins enyvrent d’autant plus qu’ils sont plus spiritueux, & par conséquent moins acides ; tels sont les vins d’Espagne, d’Italie & des provinces méridionales de France, que les vins les plus tartareux ou acides, comme ceux de Bourgogne & du Rhin, sont les moins enyvrans : que les vins foibles qui ne contiennent presque point de tartre, comme les vins blancs, enyvrent plus promptement que les vins plus forts & en même tems plus tartareux : que l’eau de-vie & l’esprit-de-vin, qu’on a même fait passer sur les alkalis fixes, & qui se trouvent & par la distillation & par cette opération dépouillés de tout acide surabondant à sa mixtion, enyvrent à très-petite dose & très-rapidement ; on pourroit opposer à ce qu’ils disent sur la vertu des plantes alkalines contre l’yvresse, 1°. que ces plantes dont il faut retrancher les vulnéraires, & qu’il faut restreindre aux cruciferes, agissent principalement en poussant par les urines : 2°. que les remedes employés le plus fréquemment