Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lier ; c’est un rang de grosses pierres de grandeur & de forme inégales, élevées sur leur base & disposées en rond ; comme les habitans appellent ce monument de pierres Rolleric-stones, cette dénomination a donné lieu de croire que c’étoit en effet un monument de Rollo, chef des Normands, qui passa en Angleterre en 876, & qui livra deux batailles aux Anglois dans le comté d’Oxford. Long. de Woodstok 16. 18. latit. 51. 47.

C’est dans la maison royale de Woodstok bâtie par le roi Henri I. que naquit le vaillant Edouard, surnommé le prince noir, à cause de sa cuirasse brune & de l’aigrette noire de son casque. Ce jeune prince, fils d’Edouard III. eut presque tout l’honneur de la bataille de Creci, que perdit Philippe de Valois contre les Anglois le 26 Août 1346. Dix ans après le même prince noir entra en France, soumit l’Auvergne, le Limousin & le Poitou. Le roi Jean ayant rassemblé ses troupes, l’atteignit à Maupertuis, à deux lieues de Poitiers, dans des vignes d’où il ne pouvoit se sauver. Le prince de Galles demande la paix au roi ; il offre de rendre tout ce qu’il avoit pris en France, & une treve de sept ans. Jean refuse toutes ces conditions, attaque huit mille hommes avec quatre-vingt mille, & est défait à la bataille qu’on nomme de Poitiers, le lundi 19 de Septembre 1356. Le prince de Galles le mene à Bourdeaux, d’où il fut conduit l’année suivante en Angleterre.

En 1366, dom Pedre, roi de Castille, étant attaqué par les François, eut recours au prince noir leur vainqueur. Ce prince souverain de la Guyenne, qui devoit voir d’un œil jaloux le succès des armes françoises, prit par intérêt & par honneur le parti le plus juste. Il marche en Espagne avec ses Gascons & ses Anglois. Bientôt sur les bords de l’Ebre, & près du village de Navarette, Dom Pedre & le prince noir d’un côté, de l’autre, Henri de Transtamare & du Guesclin, donnerent la sanglante bataille qu’on nomme de Navarette. Elle fut plus glorieuse au prince noir que celles de Crécy & de Poitiers, parce qu’elle fut plus disputée. Sa victoire fut complette ; il prit du Guesclin & le maréchal d’Andrehen, qui ne se rendirent qu’à lui. Henri de Transtamare fut obligé de fuir en Aragon, & le prince noir rétablit don Pedre sur le thrône. Ce roi traita plusieurs rebelles d’une maniere barbare, mais que les lois des états autorisent du nom de justice. Don Pedre usa dans toute son étendue du malheureux droit de se venger. Le prince noir qui avoit eu la gloire de le rétablir, eut encore celle d’arrêter le cours de ses cruautés. Il est, après Alfred, celui de tous les héros que l’Angleterre a le plus en vénération.

Toujours respectueux envers son pere. Brave sans férocité, fier dans les combats, humain au fort de la victoire, affable envers tout le monde, généreux & plein d’équité. Il avoit épousé la plus belle femme du royaume ; on l’appelloit la belle Jeanne, & il eut toujours pour elle l’attachement le plus tendre.

Il possédoit toutes les vertus dans un degré éminent, & sa modestie en particulier ne sauroit trop s’admirer. Il se tint debout auprès du roi Jean son prisonnier, tandis qu’il soupoit, & cherchant pendant tout le repas à le consoler de son malheur, il lui dit qu’il ne négligeroit rien pour l’adoucir, & qu’il trouveroit toujours en lui le plus respectueux parent, s’il vouloit bien lui permettre de se glorifier de ce titre.

Il mourut en 1376, âgé de 46 ans, du vivant du roi son pere. On reçut la nouvelle de sa mort avec un deuil inconcevable, & le parlement d’Angleterre assista en corps à ses funérailles. Le roi de France lui fit faire un service à Notre-Dame. Le roi Edouard décéda un an après son fils, & Richard, fils de cet illustre prince de Galles, succéda à la couronne à l’âge de onze ans.

Chaucer (Geoffroi) le pere de la poésie angloise ; & le maître de Spencer, de plus comtemporain du prince noir, naquit comme lui à Woodstok, selon Pitséus, & à Londres selon d’autres ; mais sans croire la premiere opinion la mieux fondée, je l’embrasse volontiers, parce qu’elle me donne sujet de parler ici de cet aimable poëte, dont les vers naturels brillent à-travers le nuage gothique du tems & du langage, qui voudroient offusquer son beau génie.

Il vit le jour la seconde année du regne d’Edouard III. l’an 1328. Né d’une bonne famille, il fit ses premieres études à Cambridge ; & dès l’âge de dix-huit ans qu’il composa sa cour d’amour, il passoit déjà pour bon poëte par d’autres pieces qu’il avoit faites. Après qu’il eut quitté l’université, il voyagea ; & au retour de ses voyages, il entra dans le temple intérieur (Inn-temple) pour y étudier les lois municipales d’Angleterre.

Ses talens & sa bonne mine l’introduisirent à la cour en qualité de page d’Edouard III. poste d’honneur & de confiance qui ne fut que le premier pas de son avancement. Bientôt le roi en le qualifiant par ses lettres-patentes de dilectus Valetus noster, lui donna vingt marcs d’argent annuellement payables sur l’échiquier, jusqu’à ce qu’il pût le pourvoir mieux. Il fut nommé peu de tems après gentilhomme privé du roi, avec vingt nouveaux marcs d’argent de revenu. Au bout d’un an il fut fait porte-écu du roi, scutifer regis, emploi qui étoit alors très honorable.

Se trouvant par cette charge toujours près de la personne du roi, il se fit aimer & estimer des personnes du premier rang, principalement de la reine Philippe, de la princesse Marguerite, fille du roi, & de Jean de Gand, duc de Lancastre. On sait qu’il eut l’honneur de devenir dans la suite beau-frere de ce prince qui épousa la sœur de la femme de Chaucer ; & c’est aussi par cette raison, que le poëte partagea toutes les vicissitudes de la bonne & de la mauvaise fortune du duc.

Il séjournoit souvent à Woodstok où il demeuroit dans une maison de pierres de taille, proche de Pasck-Gate, qu’on appelle encore à-présent la maison de Chaucer. Sa fortune croissant par la protection du duc de Lancastre, il fut employé dans les affaires publiques qui lui procurerent un bien de mille livres sterling de rente, revenu très-considérable dans ce tems-là, & presque égal à celui de dix fois la même somme dans le siecle où nous vivons.

Le bonheur de Chaucer ne fut pas toujours durable. La ruine du duc de Lancastre entraîna la sienne pour quelque tems. Il se retira dans cette conjoncture à Woodstok, pour jouir des tranquilles plaisirs d’une vie studieuse ; & ce fut là qu’il composa en 1391 son excellent traité de l’Astrolabe.

Cependant au milieu de ses études la fortune se plut à lui sourire de nouveau, & à lui rendre ses bonnes graces ; mais ayant alors près de soixante-dix ans, il prit le parti de se retirer dans un château où il passa les deux dernieres années de sa vie. Il quitta le monde en homme qui le méprise, comme cela paroît par une ode qui commence Flie for the prèse, &c. qu’il composa dans ses dernieres heures. Il mourut le 25 Octobre 1400, & fut enterré dans l’abbaye de Westminster.

Son humeur étoit un mêlange de gaieté, de modestie & de gravité. Sa gaieté paroissoit plus dans ses écrits que dans ses manieres ; & c’est là-dessus que Marguerite, comtesse de Pembroke, disoit que l’absence de Chaucer lui plaisoit plus que sa conversation. Il étoit trop libre dans sa jeunesse ; mais vers la fin de sa vie, le poëte badin fit place au philosophe grave.