Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/566

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cet état des yeux dans les enfans qui viennent au monde : leurs yeux ont été fermés pendant neuf mois ; la cornée a toujours été poussée de dehors en-dedans, ce qui l’a empêché de prendre sa connexité naturelle en-dehors ; les vaisseaux où se filtre l’humeur aqueuse, n’ont guere permis cette filtration, &c. Ce n’est donc qu’à la longue qu’il s’amasse dans l’œil des enfans, après leur naissance, une suffisante quantité d’humeur aqueuse qui puisse remplir les deux chambres, dilater la cornée & la pousser en-dehors, faire disparoître les plis qui s’y trouvent, enfin la rendre plus mince en la comprimant davantage.

Il résulte des défauts qu’on voit dans les yeux d’un enfant nouveau-né, qu’il n’en fait aucun usage ; cet organe n’ayant pas encore assez de consistance, les rayons de la lumiere ne peuvent arriver que confusément sur la rétine. Ce n’est qu’au bout d’un mois ou environ qu’il paroît que l’œil a pris de la solidité, & le degré de tension nécessaire pour transmettre ces rayons dans l’ordre que suppose la vision ; cependant alors même, c’est-à-dire au bout d’un mois, les yeux des enfans ne s’arrêtent sur rien ; ils les remuent & les tournent indifféremment, sans qu’on puisse remarquer si quelques objets les affectent réellement ; mais bientôt, c’est à-dire, à 6 ou 7 semaines, ils commencent à arrêter leur regard sur les choses les plus brillantes, à tourner souvent les yeux & à les fixer du côté du jour, des lumieres ou des fenêtres ; cependant l’exercice qu’ils donnent à cet organe, ne fait que le fortifier sans leur donner encore une notion exacte des différens objets ; car le premier défaut du sens de la vue est de représenter tous les objets renversés. Les enfans avant que de s’être assurés par le toucher de la position des choses & de celle de leur propre corps, voient en bas tout ce qui est en haut, & en haut tout ce qui est en bas ; ils prennent donc par les yeux une fausse idée de la position des objets.

Un second défaut & qui doit induire les enfans dans une autre espece d’erreur ou de faux jugement, c’est qu’ils voient d’abord tous les objets doubles, parce que dans chaque œil il se forme une image du même objet ; ce ne peut encore être que par l’expérience du toucher, qu’ils acquierent la connoissance nécessaire pour rectifier cette erreur, & qu’ils apprennent en effet à juger simples les objets qui leur paroissent doubles. Cette erreur de la vue, aussi-bien que la premiere, est dans la suite si-bien rectifiée par la vérité du toucher, que quoique nous voyions en effet tous les objets doubles & renversés, nous nous imaginons cependant les voir réellement simples & droits, ce qui n’est qu’un jugement de notre ame, occasionné par le toucher, est une appréhension réelle, produite par le sens de la vue : si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperoient donc, non-seulement sur la position, mais aussi sur le nombre des objets.

La premiere erreur est une suite de la conformation de l’œil, sur le fond duquel les objets se peignent dans une situation renversée, parce que les rayons lumineux qui forment les images de ces mêmes objets, ne peuvent entrer dans l’œil qu’en se croisant dans la petite ouverture de la pupille : si l’on fait un petit trou dans un lieu fort obscur, on verra que les objets du dehors se peindront sur la muraille de cette chambre obscure dans une situation renversée. C’est ainsi que se fait le renversement des objets dans l’œil ; la prunelle est le petit trou de la chambre obscure.

Pour se convaincre que nous voyons réellement tous les objets doubles, quoique nous les jugions simples, il ne faut que regarder le même objet, d’abord avec l’œil droit, on le verra correspondre à

quelque point d’une muraille ou d’un plan que nous supposons au-delà de l’objet ; ensuite en le regardant avec l’œil gauche, on verra qu’il correspond à un autre point de la muraille ; & enfin en le regardant des deux yeux, on le verra dans le milieu entre les deux points auxquels il correspondoit auparavant : ainsi il se forme une image dans chacun de nos yeux ; nous voyons l’objet double, c’est-à-dire, nous voyons une image de cet objet à droite & une image à gauche ; & nous le jugeons simple & dans le milieu, parce que nous avons rectifié par le sens du toucher cette erreur de la vue. Si le sens du toucher ne rectifioit pas le sens de la vue dans toutes les occasions, nous nous tromperions sur la position des objets, sur leur nombre, & encore sur leur lieu ; nous les jugerions renversés, nous les jugerions doubles, & nous les jugerions à droite & à gauche du lieu qu’ils occupent réellement ; & si au-lieu de deux yeux nous en avions cent, nous jugerions toujours les objets simples, quoique nous les vissions multipliés cent fois.

Avec le seul sens de la vue, nous nous tromperions également sur les distances ; & sans le toucher, tous les objets nous paroîtroient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet ; ce n’est qu’après avoir mesuré la distance en étendant la main, ou en transportant son corps d’un lieu à l’autre, que l’homme acquiert l’idée de la distance & de la grandeur des objets ; auparavant il ne connoissoit point du tout cette distance, & il ne pouvoit juger de la grandeur d’un objet que par celle de l’image qu’il formoit dans son œil. Dans ce cas le jugement de la grandeur n’étant produit que par l’ouverture de l’angle formé par les deux rayons extrêmes de la partie supérieure & de la partie inférieure de l’objet, on jugeroit grand tout ce qui est près ; & petit tout ce qui est loin ; mais après avoir acquis par le toucher les idées de distance, le jugement de la grandeur des objets commence à se rectifier, on ne se fie plus à la premiere appréhension qui nous vient par les yeux pour juger de cette grandeur, on tâche de connoître la distance, on cherche en même-tems à reconnoître l’objet par sa forme, & ensuite on juge de sa grandeur.

Mais nous nous tromperons aisément sur cette grandeur quand la distance sera trop considérable, ou bien lorsque l’intervalle de cette distance n’est pas pour nous dans la direction ordinaire ; par exemple quand au-lieu de la mesurer horisontalement, nous la mesurons du haut en bas ou du bas en haut.

Les premieres idées de la comparaison de grandeur entre les objets, nous sont venues en mesurant soit avec la main, soit avec le corps en marchant, la distance de ces objets relativement à nous & entr’eux ; toutes ces expériences par lesquelles nous avons rectifié les idées de grandeur que nous en donnoit le sens de la vue, ayant été faites horisontalement, nous n’avons pu acquérir la même habitude de juger de la grandeur des objets élevés ou abaissés au-dessous de nous, parce que ce n’est pas dans cette direction que nous les avons mésurés par le toucher. C’est par cette raison, & faute d’habitude à juger les distances dans cette direction, que lorsque nous nous trouvons au-dessus d’une tour élevée, nous jugeons les hommes & les animaux qui sont au-dessous beaucoup plus petits que nous ne les jugerions en effet à une distance égale qui seroit horisontale ; c’est-à-dire, dans la direction ordinaire suivant laquelle nous avons l’habitude de juger des distances. Il en est de même d’un coq ou d’une boule qu’on voit au-dessus d’un clocher ; ces objets nous paroissent être beaucoup plus petits que nous ne les jugerions être en effet, si nous les voyons dans la direction ordinaire & à la même distance hori-