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de beaux traits qui marquent si bien la sensibilité des peres sur le malheur des pauvres, n’ont aucun rapport avec les prêts de commerce usités entre les riches. En effet, l’aggrandissement de ceux-ci ne touchoit pas assez nos saints docteurs pour qu’ils songeassent à leur assurer la gratuité de l’emprunt. C’est dans cet esprit que S. Jérôme écrivant à Pammaque qui vouloit embrasser la pauvreté évangélique, l’exhorte à donner son bien aux indigens, & non à des riches, déja trop enflés de leur opulence ; à procurer le nécessaire aux malheureux, plutôt qu’à augmenter le bien-être de ceux qui vivoient dans le faste. Da pauperibus, non locupletibus, non superbis ; da quo necessitas sustentetur, non quo augeantur opes. Epist. 54. ad Pammaq.

Le soulagement des pauvres étoit donc le grand objet des saints peres, & non l’avantage temporel des riches ; avantage qui dans les vues de la piété, leur étoit fort indifférent. Il l’étoit en effet au point, qu’ils ne discutent pas même les prêts qu’on peut faire aux gens aisés ; ou s’ils en disent un mot par occasion, ce qui est rare, ils donnent tout lieu de croire qu’ils sont légitimes, quand ils se font sans fraude & aux conditions légales ; en voici des exemples.

Saint Grégoire de Nice ayant prêché vivement contre la pratique de l’usure, toujours alors excessive & souvent accompagnée de barbarie, les gens pécunieux dirent publiquement qu’ils ne prêteroient plus aux pauvres. Minantur se pauperibus non daturos mutuum ; ce qui marque assez qu’ils ne renonçoient pas aux prêts qu’ils faisoient aux personnes aisées ; aussi ne les leur interdisoit-on pas. Cependant si S. Grégoire avoit été dans le sentiment de nos casuistes, il n’auroit pas manqué d’exposer à ses auditeurs que la prohibition de l’usure étoit égale pour tous les cas d’aisance ou de pauvreté ; qu’en un mot, les prêts de lucre étoient injustes de leur nature, tant à l’égard du riche qu’à l’égard du nécessiteux ; mais il ne dit rien de semblable ; & sans chicaner ses ouailles sur les prêts à faire aux gens aisés, il ne s’intéresse que pour les malheureux. Il déclare donc qu’il faut faire des aumônes pures & simples ; & quart aux prêts qui en sont, dit-il, une espece, il assure de même qu’on est tenu d’en faire ; ensorte, ajoute-t-il, qu’on se rend également coupable, soit qu’en prête à intérêt, soit qu’on refuse de prêter ; & cette derniere alternative ne pouvoit être vraie qu’en la rapportant aux seuls pauvres, autrement sa proposition étoit évidemment insoutenable. Æquè obnoxius est panæ qui non dat mutuum, & qui dat suo conditione usuræ. Contra usurarios.

Mais écoutons S. Jéan Chrysostome, nous verrons que les intérêts qu’on tire des gens aisés, n’étoient pas illicites, & qu’il ne les condamnoit pas lui-même. « Si vous avez, dit-il, placé une somme à charge d’intérêts entre les mains d’un homme solvable, sans doute que vous aimeriez mieux laisser à votre fils une bonne rente ainsi bien assurée, que de lui laisser l’argent dans un coffre, avec l’embarras de le placer par lui-même ». Si argentum haberes sub fenore collocatum & debitor probus esset ; malles certè syngrapham quam aurum filio relinquere ut inde proventus ipsi esset magnus, nec cogeretur alios quærere ubi posset collocare. Joan. Chrysost. in Matt. homil. lxvj. & lxvij. p. 660. lit. b. tom. VII. édit. D. Bern. de Montfaucon.

Il s’agit, comme l’on voit, d’un pret de lucre & de l’interêt que produit un capital inaliéné, puisqu’on suppose que le pere eût pû le retirer pour le laisser à ses enfans, & que d’ailleurs les contrats de constitution n’étoient pas alors en usage entre particuliers. Cons. de Paris, tom. II. l. II. p. 318. Du reste, notre saint évêque parle de cette maniere de placer son argent, comme d’une pratique journaliere & licite ; il

ne répand lui-même aucun nuage sur cet emploi, & il n’improuve aucunement l’attention du pere à placer ses fonds à intérêts & d’une façon sûre, afin d’épargner cette sollicitude aux siens. Ces deux passages ne sont pas les seuls que je pusse rapporter, mais je les crois suffisans pour montrer aux ennemis de l’usure légale qu’ils n’entendent pas la doctrine des peres à cet égard.

Au reste, si les docteurs de l’église ont approuvé les prêts de commerce entre personnes aisées, il est d’autres prêts absolument iniques contre lesquels ils se sont justement élevés avec les lois civiles ; ce sont ces prêts si funestes à la jeunesse dont ils prolongent les égaremens, en la conduisant à la mendicité & aux horreurs qui en sont la suite. S. Ambroise nous décrit les artifices infâmes de ces ennemis de la société, qui ne s’occupent qu’à tendre leurs filets sous les pas des jeunes gens, dans la vue de les surprendre & de les dépouiller. Adolescentulos divites explorant per suos… aiunt nobile pradium esse venale… prætendunt alienos fundos adolescenti ut eum suis spolient, tendunt retia, &c.

Voilà des mysteres d’iniquité que les avocats de l’intérêt légal sont bien éloignés d’autoriser, mais à ces procédés odieux, joignons les barbaries que S. Ambroise dit avoir vues, & que l’on croit à peine sur son témoignage. L’usure de son tems étoit toujours excessive, toujours la centesime qui s’exigeoit tous les mois, & qui non-payée accroissoit le capital usuræ applicantur ad sortem, ibid. c. vij. nova usurarum auctio per menses singulos, cap. viij. Si à la fin du mois l’intérêt n’étoit pas payé, il grossissoit le principal au point qu’il faisoit au bout de l’an plus que le denier huit, & qui en voudra faire le calcul, trouvera qu’un capital se doubloit en moins de six ans. Pour peu donc qu’un emprunteur fût malheureux, pour peu qu’il fût négligent ou dissipateur, il étoit bientôt écrasé. Les suites ordinaires d’une vie licencieuse étoient encore plus terribles qu’à présent : malheur à qui se livroit à la mollesse & aux mauvais conseils. On obsédoit les jeunes gens qui pouvoient faire de la dépense, & comme dit S. Ambroise, les marchands de toute espece, les artisans du luxe & des plaisirs, les parasites & les flatteurs conspiroient à les jetter dans le précipice ; je veux dire, dans les emprunts & dans la prodigalité. Bientôt ils essuyoient les plus violentes poursuites de la part de leurs créanciers, exactorum circum latrantum barbaram instantiam, dit Sidoine lib. IV. epist. 24. On faisoit vendre leurs meubles, & on leur arrachoit jusqu’à la vie civile, en les précipitant dans l’esclavage. Alios proscriptioni addicit, alios servituti, Ambr. de Tob. c. xj. Aussi voyoit-on plusieurs de ces malheureux se pendre ou se noyer de désespoir. Quanti se propter fenus strangulaverunt ! Ibid. cap. viij. Quam multi ob usuras laqueo sese interemerunt vel præcipites in fluvios dejecerunt ! Greg. Niss. contra usurarios.

Quelquefois les usuriers mettoient le fils en vente pour acquitter la dette du pere. Vidi ego miserabile spectaculum liberos pro paterno debito in auctionem deduci. Ambr. ibid. c. viij. Les peres vendoient eux-mêmes leurs enfans pour se racheter de l’esclavage. S. Ambroise l’atteste encore comme un fait ordinaire ; il est difficile de lire cet endroit sans verser des larmes ; vendit plerumque & pater liberos autoritate generationis, sed non voce pietatis. Ad auctionem pudibundo vultu miseros trahit dicens… vestre pretio redimitis patrem, vestra servitute paternam emitis libertatem. Ibid. cap. viij.

Après cela peut-on trouver étrange que nos saints docteurs aient invectivé contre le commerce usuraire, & qu’ils y aient attaché une idée d’injustice & d’infamie, que des circonstances toutes différentes n’ont encore pu effacer ? Ne voit-on pas qu’ils n’ont