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dans les dispositions de cette prétendue tolérance, puisque les magistrats eux-mêmes exerçoient l’usare au tems de Néhémie. Increpavi, dit-il, optimates & magistratus, loco cit. v. 7, puisqu’au tems de Jesus-Christ, la police permettoit le commerce usuraire qui se faisoit avec les banquiers, comme on l’a vu par le passage de S. Matthieu ; & comme on le voit dans S. Luc, quare non dedisti pecuniam meum ad mensam, ut ego veniens cum usuris utique exegissem illam. xix 23.

Au surplus, on ne trouve nulle part que les prophetes se soient élevés contre la pratique respective d’un intérêt modique, ni à l’égard des étrangers, ni même entre leurs concitoyens aisés. Ces hommes divins parlant d’après Moïse, n’ont condamné comme lui que cette usure barbare qui dévoroit la misérable substance du nécessiteux, & qui le réduisoit lui & sa famille aux extrémités cruelles de la servitude ou de la mendicité. Tels étoient les abus qui faisoient gémir les prophetes, & c’est en conséquence de ces désordres, qu’ils mettoient l’usure au rang des crimes, & qu’ils la regardoient comme l’infraction la plus odieuse de cette charité fraternelle dont Dieu avoit fait une loi en faveur des pauvres, populo meo pauperi, Exod. xxij. 23.

Une observation qui confirme ce qu’on vient de dire, c’est que Néhémie ne se plaint de l’usure qu’il trouva établie en Judée, que parce qu’elle s’exerçoit sur des pauvres citoyens, & qu’elle les avoit réduits à de grandes extrémités. On voit même que bien qu’il eût le pouvoir en main, il ne s’étoit pas mis en devoir d’arrêter ce désordre, jusqu’à ce que les plaintes & les clameurs d’un peuple désespéré lui eurent fait appréhender un soulevement. Du reste, on peut dire en général que l’obligation de prêter aux indigens étoit bien mal remplie chez les Hébreux ; en effet, si les plus accommodés avoient été fideles à cet article de la loi, on n’auroit pas vû si souvent les pauvres se livrer comme esclaves à quelque riche compatriote : ce n’étoit à la vérité que pour six années, après quoi la faveur de la loi les rétablissoit comme auparavant, & les déchargeoit de toute dette antérieure ; ce qui étoit toujours moins dur que l’esclavage perpétuel ailleurs usité en pareilles circonstances.

Qu’on me permette sur cela une réflexion nouvelle & qui me paroît intéressante. Qu’est-ce proprement qu’acheter un esclave ? c’est à parler en chrétien avancer une somme pour délivrer un infortuné que l’injustice & la violence ont mis aux fers. A parler selon l’usage des anciens & des modernes, c’est se l’assujettir de façon, qu’au lieu de lui rendre la liberté suivant les vues d’une bienfaisance religieuse, au lieu de lui marquer un terme pour acquitter par son travail ce qu’on a déboursé pour lui, on opprime un frere sans défense, & on le réduit pour la vie à l’état le plus désolant & le plus misérable. Peut-on pécher plus griévement contre la charité fraternelle & contre la loi du prêt gratuit ? loi constamment obligatoire vis-à-vis des pauvres & des opprimés. Cette observation, pour peu qu’on la presse, démontre qu’il n’est pas permis d’asservir pour toujours tant de malheureux qu’on trafique aujourd’hui comme une espece de bétail, mais à qui suivant la morale évangélique, l’on doit prêter sans intérêt de quoi se libérer de la servitude, & par conséquent à qui l’on doit fixer un nombre d’années pour recouvrer leur liberté naturelle, après avoir indemnisé des maîtres bienfaisans qui les ont rachetés. Voilà un sujet bien plus digne d’allarmer les ames timorées, que les prêts & les emprunts qui s’opperent entre gens aisés, dans la vue d’une utilité réciproque.

Quoi qu’il en soit, l’usure étoit défendue aux Israélites à l’égard de leurs compatriotes malheureux ;

mais on ne voit pas qu’elle le fût à l’égard des citoyens aisés, & c’est surquoi les prophetes n’ont rien dit : du reste, si l’on veut qualifier cette prohibition de loi générale qui devoit embrasser également les indigens & les riches, il faut la regarder alors comme tant d’autres pratiques de fraternité que Dieu, par une prédilection singuliere, avoit établie chez les Hébreux ; mais cette loi supposée n’obligera pas plus les chrétiens, que le partage des terres, que la remise des dettes & les autres institutions semblables qui ne sont pas venues jusqu’à nous, & qui paroitroient incompatibles avec l’état actuel de la société civile.

Il résulte de ces observations, que les passages d’Ezéchiel & de David ne prouvent rien contre nos prêts de commerce : prêts qui ne se font qu’à des gens aisés qui veulent augmenter leur fortune. Il ne s’agit pas ici, comme dans les faits que nous offre l’histoire sacrée, de la commisération dûe aux nécessiteux ; ces gens-ci sont fort étrangers dans la question de l’intérêt moderne, & je ne sçais pourquoi on les y produit si souvent. Ils s’offroient autrefois tout naturellement dans la question de l’usure, par la raison entr’autres, que les créanciers avoient sur les debiteurs ces droits exorbitans déja rapportés ; mais aujourd’hui que cette loi barbare n’existe plus, & qu’un insolvable se libere par une simple cession, on n’a proprement aucune prise sur les pauvres. Aussi ne leur livre-t-on pour l’ordinaire que des bagatelles qu’on veut bien risquer ; ou si on leur prête une somme notable, on ne les tourmente pas pour les intérêts, on est très-content quand on retire son capital.

Quant aux peres de l’église que l’on nous oppose encore, ils avoient les mêmes raisons que les prophetes ; ils plaidoient comme eux la cause des infortunés. Ils représentent avec force à ceux qui exerçoient l’usure, qu’ils profitent de la misere des pauvres pour s’enrichir eux-mêmes ; qu’au lieu de les soulager comme ils le doivent, ils les écrasent & les asservissent de plus en plus. Usuras solvit qui victu indiget …… panem implorat, gladium porrigitis ; libertatem obsecrat, servitutem irrogatis. Ambr. de Tobia, c. iij.

S. Grégoire de Nazianze dit que l’usurier ne tire son aisance d’aucun labour qu’il denne à la terre, mais de la détresse, du besoin des pauvres travailleurs ; non ex terræ cultu, sed ex pauperum inopia & penuriâ commoda sua comparans. Orat. 15.

S. Augustin considere aussi le prêt lucratif par le tort qu’il fait aux nécessiteux, & il l’assimile à un vol effectif. Le voleur, dit-il, qui enleve quelque chose à un homme riche, est-il plus cruel que le créancier qui fait périr le pauvre par l’usure ? An crudelior est qui substrahit aliquid vel eripit diviti, quam qui trucidat pauperem fenore. Epit. 54. ad Maced.

C’est encore la misere du pauvre qui paroît affecter S. Jérôme sur le fait de l’usure. Il y a, dit-il, des gens qui prêtent des grains, de l’huile & d’autres denrées aux pauvres villageois, à condition de retirer à la récolte tout ce qu’ils ont avancé, avec la moitié en sus, amplius mediam partem. Ceux qui se piquent d’équité, continue-t-il, n’exigent que le quart au-dessus de leur avance, qui justissimum se putaverit, quartam plus accipiet. In cap. xvij. Ezech. Cette derniere condition, qui étoit celle des scrupuleux, faisoit pourtant vingt-cinq pour cent pour huit ou dix mois au plus : usure vraiment excessive, & réellement exercée contre le foible & l’indéfendu.

On le voit, ces dignes pasteurs ne s’intéressent que pour la veuve & l’orphelin ; pour les pauvres laboureurs & autres indigens, sur le sort desquels ils gémissent, & qui par les excès de l’usure ancienne, par la rigueur des poursuites jadis en usage, ne méritoient que trop toute leur commisération. Mais tant