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rité, tandis qu’il voit les riches par intérêt. De même l’homme pécunieux qui a de la religion, livre généreusement une somme pour aider un petit particulier dans sa détresse, le plus souvent sans sûreté pour le fonds ; & en tout cela il n’ambitionne que la récompense qui lui est assûrée dans le ciel : mais est-il question de prêter de grandes sommes à des gens aisés, il songe pour-lors qu’il habite sur la terre ; qu’il y est sujet à mille besoins ; qu’il est d’ailleurs entouré de malheureux qui réclament ses aumônes ; il croit donc pouvoir tirer quelque avantage de son argent, & pour sa propre subsistance & pour celle des pauvres ? Conséquemment il ne se fait pas plus de scrupule de prendre sur les riches le loyer de son argent, que de recevoir les rentes de sa terre ; & il a d’autant plus de raison d’en agir ainsi, qu’il est ordinairement plus facile à l’emprunteur de payer un intérêt modéré, qu’il n’est facile au créancier d’en faire l’entier abandon.

Toute cette doctrine est bien confirmée par la pratique des prêts de lucre publiquement autorisée chez les Juifs au tems de Jesus-Christ. On le voit par le reproche que le pere de famille fait à son serviteur, de n’avoir pas mis son argent chez les banquiers pour en tirer du-moins l’intérêt, puisqu’il n’avoit pas eu l’habileté de l’employer dans le commerce : oportuit ergo te committere pecuniam meam nummulariis, & veniens ergo recepissem utique quod meum est cum usurâ ; σὺν τάχῳ, cum fenore, Matth. xxv. 27.

Ce passage suffiroit tout seul pour établir la légitimité de l’usure légale : Sicut enim homo peregrè proficiscens vocavit servos suos, & tradidit illis bona sua, ibid. 14. Ce pere de famille qui confie son argent à ses serviteurs pour le faire valoir pendant son absence, c’est Dieu lui-même figuré dans notre parabole, qui prend cette voie pour nous instruire, simile est regnum cælorum, ibid. Et si le passage nous offre un sens spirituel propre à nous édifier, nous y trouvons aussi un sens naturel très-favorable à notre usure. En effet, Dieu nous parle ici de l’argent qu’on porte à la banque, & des intérêts qu’on en tire comme d’une négociation très-légitime, & qu’il croit lui-même des plus utiles, puisqu’il se plaint qu’on n’en ait pas usé dans l’occasion. Du reste, ce n’est pas ici une simple similitude, c’est un ordre exprès de placer une somme à profit. Il est inutile de dire que Jesus-Christ fait entrer quelquefois dans ses comparaisons des procédés qui ne sont pas à imiter, comme celui de l’économe infidele & celui du juge inique, &c. Dans le premier cas, Jesus-Christ oppose l’attention des hommes pour leurs intérêts temporels à leur indifférence pour les biens célestes ; & dans le second, il nous exhorte à la persevérance dans la priere, par la raison qu’elle devient efficace à la fin, même auprès des méchans, & à plus forte raison auprès de Dieu. On sent bien que Jesus-Christ n’approuve pas pour cela les infidélités d’un économe, & encore moins l’iniquité d’un juge.

La parabole des talens est d’une espece toute différente ; ce ne sont pas seulement des rapports de similitude qu’on y découvre, c’est une regle de conduite pratique sur laquelle il ne reste point d’embarras. Le pere de famille s’y donne lui-même pour un homme attentif à ses intérêts, pour un usurier vigilant qui ne connoît point ces grands principes de nos adversaires, que l’argent est stérile de sa nature, & ne peut rien produire, qu’on ne doit tirer d’une affaire que ce qu’on y met, &c. Il prétend au contraire que l’argent est très-fécond, & qu’il doit fructifier ou par le commerce ou par l’usure ; & non-seulement il veut tirer plus qu’il n’a mis, il veut encore moissonner où il n’a rien semé, meto ubi non semino, & congrego ubi non sparsi. Ibid.

Après cela il admet sans difficulté une pratique usu-

raire qu’il trouve autorisée par la police, & sur laquelle

il ne répand aucun nuage de blâme ou de mépris ; pratique enfin qu’il indique positivement pour tirer parti d’un fonds qu’on n’a pas eu l’industrie d’employer avec plus d’avantage. Que peut-on souhaiter de plus fort & de plus décisif pour appuyer notre usure ?

Réponse aux passages des prophetes & des saints peres. Il nous reste à voir les passages des prophetes & des peres. A l’égard des premiers, on nous oppose Ezéchiel & David, qui tous deux nous parlent de l’usure comme une œuvre d’iniquité incompatible avec le caractere d’un homme juste. Pseaume 14 & 54. Ezech. ch. xviij.

J’observe d’abord là-dessus qu’il ne faut pas considérer les prophetes comme des législateurs. La loi étoit publiée avant qu’ils parussent, & ils n’avoient pas droit d’y ajouter. On ne doit donc les regarder quant à la correction des mœurs, que comme des missionnaires zélés qui s’appuyoient des lois préétablies pour attaquer des désordres plus communs de leur tems que du nôtre : ce qui est vrai sur-tout du brigandage des usuriers. Chez les Athéniens, l’usure ne connut de bornes que celles de la cupidité qui l’exerçoit. On exigeoit douze, quinze & vingt pour cent par année. Elle n’étoit guere moins excessive à Rome où elle souleva plus d’une fois les pauvres contre les riches. Elle y étoit fixée communément par mois au centieme du capital : ce qui fait douze pour cent par année ; encore alloit-elle souvent au-delà ; de sorte que cette centésime ruineuse qui portoit chaque mois intérêt d’intérêt, nova usurarum auctio per menses singulos, dit S. Ambroise de Tobia, c. viij. cette centésime dévorante engloutissoit bientôt toute la fortune de l’emprunteur. Ce n’est pas tout, les créanciers faute de payement, après avoir discuté les biens d’un insolvable, devenoient maîtres de sa personne, & avoient droit de le vendre pour en partager le prix, parteis secanto, dit la loi des douze tables. S’il n’y avoit qu’un créancier, il vendoit de même le débiteur, ou il l’employoit pour son compte à divers travaux, & le maltraitoit à son gré. Tite-Live rapporte là-dessus un trait qu’on ne sera pas fâché de retrouver ici. liv. II. n°. 23, l’an de Rome 260.

« La ville se trouvoit, dit-il, partagée en deux factions. La dureté des grands à l’égard des peuples, & sur tout les rigueurs de l’esclavage auxquelles on soumettoit les débiteurs insolvables, avoient allumé le feu de la discorde entre les nobles & les plébéiens. Ceux-ci frémissoient de rage, & marquoient publiquement leur indignation, en considérant qu’ils passoient leur vie à combattre au-dehors pour assurer l’indépendance de la république & pour étendre ses conquêtes, & que de retour dans leur patrie, ils se voyoient opprimés & mis aux fers par leurs concitoyens, tyrans plus redoutables pour eux que leurs ennemis mêmes. L’animosité du peuple se nourrit quelque tems de ces plaintes ; un événement singulier la fit éclater enfin par un soulevement général.

« On vit un jour un vieillard couvert de haillons qui paroissoit fuir vers la place ; un visage pâle, un corps exténué, une longue barbe, des cheveux hérissés lui donnoient un air hagar & sauvage, & annonçoient en lui le comble de la misere. Quoiqu’il fût ainsi défiguré, on le reconnut bientôt ; on apprit qu’il avoit eu autrefois du commandement dans l’armée, & qu’il avoit servi avec honneur ; il en donnoit des preuves en montrant les blessures dont il étoit couvert. Le peuple que la singularité du spectacle avoit rassemblé autour de lui, parut d’avance fort sensible à ses malheurs ; chacun s’empresse de lui en demander la cause. Il