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qui veut emprunter de vous ». Qui petit à te, da ei, & volenti mutuari à te ne avertaris. Cette leçon, dis-je, une fois admise, leve toute la difficulté ; car dès-là il ne s’agit plus pour nous que d’imiter le Pere céleste, qui répand ses dons jusque sur les méchans ; il ne s’agit plus, dis-je, que d’aimer tous les hommes, que de faire du bien, & de prêter même à nos ennemis, sans refuser nos bons offices à personne, nullum desperantes. Mais cela ne dit rien contre le prêt de commerce que l’on feroit à des riches ; cela ne prouve point qu’on doive s’incommoder pour accroître leur opulence, parce que l’on peut aimer jusqu’à ses ennemis, & leur faire du bien sans aller jusqu’à la gratuité du prêt. En effet, c’est encore obliger beaucoup un homme aisé, sur-tout s’il est notre ennemi, que de lui prêter à charge d’intérêt ; & on ne livre pas ses especes à tout le monde, même à cette condition. Pollion, dit Juvenal, cherche par-tout de l’argent à quelque denier que ce puisse être, & il ne trouve personne qui veuille être sa dupe, qui triplicem usuram præstare paratus circuit, & fatuos non invenit, sat. ix. vers. 4. On peut donc assûrer que le prêt de commerce conservant toujours le caractere de bienfait, supposant toujours un fonds de confiance & d’amitié, il doit être sensé aussi légitime entre des chrétiens que les contrats ordinaires, d’échange, de louage, &c.

Mais, sans rien entreprendre sur le texte sacré, nous allons montrer que le passage tel qu’il est dans la vulgate, n’a rien qui ne se concilie avec notre opinion. Pour cela je compare le passage entier avec ce qui précede & ce qui suit, & je vois que les termes nihil inde sperantes sont indistinctement relatifs à diligite inimicos vestros, benesacite & mutuum date. Ces trois mots nous présentent un contraste parfait avec ce qui est marqué aux versets précédens, sans toucher du reste ni le lucre, ni la gratuité du prêt. Voici le contraste.

Il ne suffit pas pour la perfection que le Sauveur desire, que vous marquiez de la bienveillance ; que vous fassiez du bien ; que vous prêtiez à vos amis, à ceux qui vous ont obligé, ou de qui vous attendez des services, à quibus speratis recipere. La morale évangélique est infiniment plus pure. Si diligitis eos qui vos diligunt . . . . . Si benefeceritis his qui vobis benefaciunt, quæ vobis est gratia ? si quidem & peccatores hoc faciunt. Si mutuum dederitis his à quibus speratis recipere, quæ gratia est vobis ? nam & peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia : verumtamen diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date, nihil inde sperantes, (nullum desperantes), & erit merces vestra multa, & eritis filii altissimi, quia ipse benignus est super ingratos & malos. Estote ergo misericordes, &c.

Faites, dit J. C. plus que les pécheurs, que les publicains ; ils aiment leurs amis, ils les obligent, ils leur prêtent, parce qu’ils trouvent en eux les mêmes dispositions, & qu’ils en attendent les mêmes services. Pour vous, dit-il, imitez le Pere céleste, qui fait du bien aux méchans & aux ingrats ; aimez jusqu’à vos ennemis, aimez-les sincerement au point de les obliger & de leur prêter, nihil inde sperantes, quoique vous n’en puissiez pas attendre des retours de bienveillance ou de générosité.

Maxime plus qu’humaine, bien digne de son auteur, mais qui ne peut obliger un chrétien à ne pas réclamer la justice d’un emprunteur aisé, ou à lui remettre ce qu’on lui a prêté pour le bien de ses affaires ; puisqu’enfin l’on n’est pas tenu de se dépouiller en faveur des riches. Il y a plus, Jesus-Christ ne nous commande pas à leur égard la gratuité du prêt ; il n’annonce que le devoir d’aimer tous les hommes, sans distinction d’amis ou d’ennemis ; que le devoir de les obliger de leur prêter même autant qu’il est possible, sans manquer à ce que l’on doit à soi & à

sa famille ; car il faut être juste pour les siens avant que d’être généreux pour les étrangers.

D’ailleurs par quel motif ce divin maître nous porte-t-il à une bienfaisance qui s’étend jusqu’à nos ennemis ? c’est principalement par des vues de commisération, estote ergo misericordes, ibid. 36. Il ne sollicite donc notre générosité que pour le soulagement des malheureux, & non pour l’agrandissement des riches qui ne sont pas des objets de compassion, qui souvent passent leurs créanciers en opulence. Ainsi la loi du prêt gratuit n’a point été faite pour augmenter leur bien-être. Il est visible qu’en nous recommandant la commisération, estote misericordes, le Sauveur ne parle que pour les nécessiteux. Aussi, je le répete, c’est pour eux seuls qu’il s’intéresse ; vendez, dit-il ailleurs, ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, & vous aurez un trésor dans le ciel, Matth. xix. 17. Il n’a ni commandé, ni conseillé de donner aux riches ; il n’a point promis de récompense pour le bien qu’on leur feroit, au contraire il semble les exclure de nos bienfaits, en même-tems qu’il nous exhorte à les répandre sur les indigens. Au-lieu, dit-il, de recevoir à votre table des gens aisés, prêts à vous rendre la pareille, recevez-y plutôt des pauvres & des infirmes hors d’état de vous inviter, Luc, xiv. 12. 13.

Je demande après cela, quel intérêt Dieu peut prendre à ce que Pierre aisé prête gratis à Paul, également à son aise ? Autant qu’il en prend à ce que l’un invite l’autre à dîner.

Je dis donc, suivant la morale de Jesus-Christ, qu’il faut autant que l’on peut faire du bien & prêter gratuitement à ceux qui sont dans la peine & dans le besoin, même à des ennemis de qui l’on n’attend pas de reconnoissance, & cela pour imiter le Pere céleste qui répand ses dons & sa rosée sur les justes & sur les injustes. Cependant on n’est tenu de prêter gratis que dans les circonstances où l’on est obligé de faire des aumônes, dont le prêt gratuit est une espece, au-moins vis-à-vis du pauvre. D’où il suit qu’on ne manque pas au devoir de la charité en prêtant à profit à tous ceux qui ne sont pas dans la détresse, & qui n’empruntent que par des vues d’enrichissement ou d’élévation.

J’ajoute que, d’aller beaucoup plus loin, en prêtant comme quelques-uns l’entendent, & prêtant de grandes sommes avec une entiere indifférence, quasi non recepturus, dit S. Ambroise, epist. ad vigil. c’est se livrer à la rapacité des libertins & des aventuriers ; ce n’est plus prêter, en un mot, c’est donner ; ou plutôt c’est jetter & dissiper une fortune, dont on n’est que l’économe, & que l’on doit par préférence à soi-même & aux siens.

Concluons que le prêt gratuit nous est recommandé en général comme une aumône, & dès-là comme un acte de perfection assûré d’une récompense dans le ciel ; que cependant le prêt de commerce entre gens aisés n’est pas condamné par le Sauveur ; qu’il le considere précisément comme les bons offices, de ce qu’on appelle honnêtes gens, ou les repas que se donnent les gens du monde ; actes stériles pour le salut, mais qui ne sont pas condamnables. Or il n’en faut pas davantage pour des hommes qui, en faisant le bien de la société, ne peuvent négliger leurs propres intérêts, & qui prétendent louer leur argent avec autant de raison que leurs terres ou leurs travaux. D’autant plus qu’ils suivent la regle que Jesus-Christ nous a tracée, je veux dire qu’ils ne font aux autres dans ce négoce que ce qu’ils acceptent volontiers pour eux-mêmes. Ce qui n’empêche pas que la charité ne s’exerce suivant les circonstances.

Un hôtelier charitable donne le gîte gratis à un voyageur indigent, & il le fait payer à un homme aisé. Un médecin chrétien visite les pauvres par cha-