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cela répréhensibles. En effet seroit-ce un mal d’aimer & d’obliger ceux qui nous aiment, de les recevoir à notre table, de les traiter avec les égards de la politesse & de l’amitié, de leur prêter aux conditions honnêtes auxquelles ils nous prêtent eux-mêmes ; l’Evangile nous déclare seulement qu’il n’y a rien là de méritoire, puisque les publicains & les pécheurs en font autant.

C’est donc uniquement comme acte indifférent au salut, que Jesus-Christ nous annonce le prêt des pécheurs, lorsqu’il nous assure que ce n’est pas un grand mérite de prêter à gens avec qui nous espérons trouver quelque avantage ; si mutuum dederitis his à quibus speratis recipere, quæ gratia est vobis ? nam peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia. Luc, vj. 34. Mais je le répete, cet acte n’est pas criminel, non plus que les bons offices rendus à des amis, à des proches, ou les repas auxquels nous les invitons. Tous ces actes ne sont point condamnés par le Sauveur ; il les déclare seulement infructueux pour la vie éternelle, quæ gratia est vobis ?

Et qu’on ne dise pas comme quelques-uns, entre autres le sorboniste Gaitte que le prêt des pécheurs non-réprouvés de Jesus-Christ, étoit un prêt de bienveillance où le créancier ne retiroit que sa mise. Il se fonde mal-à-propos sur ces paroles du texte, peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia ; fenerantur, dit le sorboniste, id est, mutuum dant, non vero fenori dant ; qui enim fenori dat, non æqualia dat is, sed inæqualia recipit, quia plus recipit quam dederit. De usurâ, pag. 345. Il est visible que notre docteur a fort mal pris le sens de ces trois mots, ut recipiant æqualia. En effet, s’il falloit les entendre au sens que les pécheurs ne visoient en prêtant qu’à retirer leurs fonds ou une somme égale à celle qu’ils avoient livrée, ut recipiant æqualia ; que faisoient donc en pareil cas les gens vertueux ?

Ne voit-on pas que les pécheurs & les publicains ne pouvoient se borner ici à tirer simplement leur capital, & qu’il falloit quelque chose de plus pour leur cupidité ? Sans cela, quel avantage y avoit-il pour de telles gens, & sur quoi pouvoit être fondé le speratis recipere de l’Evangile ? Plaisante raison de prêter pour des gens intéressés & accoutumés au gain, que la simple espérance de ne pas perdre le fonds ! Ou l’on prête dans la vue de profiter, ou dans la vue de rendre service, & souvent on a tout-à-la fois ce double objet, comme l’avoient sans doute les pécheurs dont nous parlons ; mais on n’a jamais prêté uniquement pour retirer son capital ; seroit-ce la peine de courir des risques ? Il faut supposer pour-le-moins aux pécheurs de l’évangile l’envie d’obliger des amis, & de se ménager des ressources à eux-mêmes ; aussi est-ce le vrai, l’unique sens d’ut recipiant æqualia ; expression du-reste qui n’annonce ni le lucre, ni la gratuité du prêt, n’étant ici question que du bien-fait qui lui est inhérent, quand il s’effectue à des conditions raisonnables.

Ces paroles du texte sacré, peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia, signifient donc que les gens les plus intéressés prêtent à leurs semblables, parce qu’ils en attendent le même service dans l’occasion. Mais cette vue de se préparer des ressources pour l’avenir n’exclut point de modiques intérêts qu’on peut envisager en prêtant, même à ce qu’on appelle des connoissances ou des amis. C’est ainsi que nos négocians & nos publicains modernes savent maintenir leurs liaisons de commerce & d’amitié, sans renoncer entr’eux à la pratique de l’intérêt légal. Il faut donc admettre du lucre dans les prêts dont parle Jesus-Christ, & qu’il dit inutiles pour le salut, mais qu’il ne réprouve en aucune maniere, comme il n’a point réprouvé tant de contrats civils

qui n’ont pas de motifs plus relevés que les bons offices, les repas & les prêts usités entre les pécheurs. Il faut conclure que ce sont ici de ces actes qui ne sont ni méritoires, ni punissables dans l’autre vie ; tels que sont encore les prieres, les jeûnes & les aumônes des hypocrites, qui ne cherchant dans le bien qu’ils operent que l’estime & l’approbation des hommes, ne méritent à cet égard auprès de Dieu ni punition, ni récompense, receperunt mercedem suam, Matth. vj. 1. 2. 5. 16.

Une autre raison qui prouve également que le prêt des pécheurs étoit lucratif pour le créancier ; c’est que s’il avoit été purement gratuit, dès-là il auroit mérité des éloges. Cette gratuité une fois supposée auroit mis Jesus-Christ en contradiction avec lui-même, & il n’auroit pû dire d’un tel prêt, quæ gratia est vobis ? Elle l’auroit mis aussi en contradiction avec Moïse, puisque ces prêteurs supposés si bienfaisans auroient pû lui dire : « Seigneur, nous prêtons gratuitement à nos compatriotes, & par-là nous renonçons à des profits que nous pourrions faire avec les étrangers ». Moïse, en nous prescrivant cette générosité pour nos freres, nous en promet la récompense de la part de Dieu, fratti tuo absque usura . . . . . commodabis ut benedicat tibi Dominus. Cependant, Seigneur, vous nous déclarez qu’en cela nous n’avons point de mérite, quæ gratia est vobis. Comment sauver ces contrariétés ?

Il est donc certain que les pécheurs de l’Evangile visoient tout-à-la-fois en prêtant, à obliger leurs amis & à profiter eux-mêmes ; que par conséquent ils percevoient l’usure de tout tems admise entre les gens d’affaires, sauf à la payer également quand ils avoient recours à l’emprunt. Or le Sauveur déclarant cette négociation simplement stérile pour le ciel, sans cependant la condamner ; le même négoce, usité aujourd’hui comme alors entre commerçans & autres gens à l’aise, doit être sensé infructueux pour le salut, mais néanmoins exempt de toute iniquité.

Expliquons à présent ces paroles de Jesus-Christ, Luc, vj. 35. diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date nihil inde sperantes. Passage qu’on nous oppose & qu’on entend mal ; passage, au reste, qui se trouve altéré dans la vulgate, & qui est fort différent dans les trois versions persane, arabe & syriaque, suivant lesquelles on doit lire : Diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date, nullum desperantes, nullum desperare facientes.

Le traducteur de la vulgate ayant travaillé sur le grec qui porte, δανείζετε μηδὲν ἀπελπίζοντες, a été induit en erreur ; en voici l’occasion. Anciennement μηδέν’ s’écrivoit avec apostrophe pour l’accusatif masculin, μηδένα, nullum, afin d’éviter la rencontre des deux a, qui auroient choqué l’oreille dans μηδένα ἀπελπίζοντες, nullum desperantes. Ce traducteur, qui apparemment n’avoit pas l’apostrophe dans son exemplaire, ou qui peut-être n’y a pas fait attention, a pris μηδὲν au neutre, & l’a rendu par nihil, de sorte que pour s’ajuster & faire un sens, il a traduit non pas nihil desperantes comme il auroit dû en rigueur, mais nihil inde sperantes. En quoi il a changé l’acception constante du verbe ἀπελπίζω, qui, dans tous les auteurs, tant sacrés que profanes, signifie désespérer, mettre au désespoir. Cette observation se voit plus au-long dans le traité des prêts de commerce, p. 106. Mais tout cela est beaucoup mieux développé dans une savante dissertation qui m’est tombée entre les mains, & où l’auteur anonyme démontre l’altération dont il s’agit avec la derniere évidence.

Cette ancienne leçon, si conforme à ce que Jesus-Christ dit en S. Matthieu, v. 42. « Donnez à celui qui vous demande, & n’éconduisez point celui