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roient sans cette ressource, dans une inaction également stérile & dangereuse.

Réponse à ce qu’on allegue du nouveau Testament. Nous examinerons bien-tôt les passages des prophetes & des saints peres, mais voyons auparavant ceux de l’Evangile ; & pour mieux juger, considérons les rapports qu’ils ont avec ce qui précede & ce qui suit.

« Bénissez ceux qui vous donnent des malédictions, & priez pour ceux qui vous calomnient. Si l’on vous frappe sur une joue, présentez encore l’autre, & si quelqu’un vous enleve votre manteau, laissez-lui prendre aussi votre robe. Donnez à tous ceux qui vous demandent, & ne redemandez point votre bien à celui qui vous l’enleve ; traitez les hommes comme vous souhaitez qu’ils vous traitent. Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment ; si vous ne faites du bien qu’à ceux qui vous en font, quelle récompense en pouvez-vous attendre ? les publicains, les pécheurs en font autant. Si vous ne prêtez qu’à ceux de qui vous espérez le même service, il n’y a pas à cela grand mérite ; les pécheurs même prêtent à leurs amis dans l’espérance du retour. Pour moi je vous dis, aimez vos ennemis au point de leur faire du bien, & de leur prêter, quoique vous ne puissiez pas compter sur leur gratitude ; vous deviendrez par-là les imitateurs & les enfans du très-haut qui n’exclut de ses faveurs ni les méchans ni les ingrats. Soyez donc ainsi que votre pere céleste, compatissans pour les malheureux. Luc, vj. 28. &c. Et travaillez à devenir parfaits comme lui ». Matt. v. 48.

Qui ne voit dans tout cela un encouragement à la perfection évangélique, à la douceur, à la patience, à une bienfaisance générale semblable à celle du pere céleste, estote ergo vos perfecti, mais perfection à laquelle le commun des hommes ne sauroit atteindre ? Ce que nous dit ici Jesus-Christ sur le prêt désintéressé, ne differe point des autres maximes qu’il annonce au même endroit, lorsqu’il nous recommande de ne point répéter le bien qu’on nous enleve, de laisser prendre également la robe & le manteau, de donner à tous ceux qui nous demandent, de présenter la joue à celui qui nous donne un soufflet, &c. toutes propositions qui tendent à la perfection chrétienne, & qui s’accordent parfaitement avec celle qui nous crie, aimez vos ennemis au point de les obliger & de leur prêter, quoique vous ne puissiez pas compter sur leur gratitude.

Observons au-reste sur cette derniere proposition qu’elle renferme plusieurs idées qu’il faut bien distinguer. Je dis donc qu’on doit regarder comme précepte l’amour des ennemis restraint à une bienveillance affectueuse & sincere ; mais que cette heureuse disposition pour des ennemis, n’oblige pas un chrétien à leur donner ou leur prêter de grandes sommes sans discernement, & sans égard à la justice qu’il doit à soi-même & aux siens. En un mot ce sont ici des propositions qui ne sont que de conseil, & nullement obligatoires ; autrement, si c’est un devoir d’imiter le pere céleste, en répandant nos bienfaits sur tout le monde, sans exclure les méchans ni les ingrats, en prêtant à quiconque se présente, même à des libertins & à des fourbes, comme on peut l’induire d’un passage de saint Jérôme, præcipiente domino, feneramini his à quibus non speratis recipere ; in caput xviij. Ezech. S’il faut donner à tous ceux qui nous demandent, s’il ne faut pas répéter le bien qu’on nous enleve, omni potenti retribue, & qui aufert quæ tua sunt ne repetas, Luc, vj. 30. Il s’ensuit qu’on ne peut rien refuser à personne, qu’on ne doit pas même poursuivre en justice le loyer de sa terre ou de sa maison ; que le titu-

laire d’un bénéfice n’en peut retenir que la portion

congrue, & que sauf l’étroit nécessaire, chacun doit remplir gratis les fonctions de son état. Mais on sent que c’est trop exiger de la foiblesse humaine, que ce seroit livrer les bons à la dureté des méchans ; & ces conséquences le plus souvent impraticables, montrent bien que ces maximes ne doivent pas être mises au rang des préceptes.

Aussi, loin de commander dans ces passages, notre divin législateur se borne-t-il à nous exhorter au détachement le plus entier, à une bienfaisance illimitée ; & c’est dans ce sens que répondant au jeune homme qui vouloit s’instruire des voies du salut, voulez-vous, lui dit-il, obtenir la vie éternelle ? soyez fidele à garder les commandemens. Mais pesons bien ce qui suit ; si vous voulez être parfait, vendez le bien que vous avez, distribuez-le aux pauvres, & vous aurez un trésor dans le ciel. Si vis ad vitam ingredi, serva mandata… Si vis perfectus esse, vade, vende quæ habes & da pauperibus, &c. Matt. xjx. 17. Paroles qui démontrent qu’il n’y a point ici de précepte, mais seulement un conseil pour celui qui tend à la perfection, si vis perfectus esse ; conseil même dont la pratique ne pourroit s’étendre, sans abolir l’intérêt particulier, & sans ruiner les ressorts de la société : car enfin, s’il étoit possible que chacun se dépouillât de son bien, quel seroit le dernier cessionnaire ; & ce qui est encore plus embarrassant, qui voudroit se charger des travaux pénibles ? De tels conseils ne sont bons que pour quelques personnes isolées qui peuvent édifier le monde par de grands exemples ; mais ils sont impraticables pour le commun des hommes, parce que souvent leur état ne leur permet pas d’aspirer à ce genre de perfection. Si, par exemple, un pere sacrifioit ainsi les intérêts de sa famille, il seroit blâmé par tous les gens sages, & peut-être même repris par le magistrat.

Quand Jesus-Christ fit l’énumération des préceptes au jeune homme dont nous venons de parler, il ne lui dit pas un mot de l’usure. Il n’en dit rien non plus dans une autre occasion où il étoit naturel de en s’en expliquer, s’il l’avoit jugée criminelle ; c’est lorsqu’il exposa l’excellence de sa morale, & qu’il en dévelopa toute l’étendue en ces termes ; Matt. v. 33. &c. Il a été dit aux anciens, vous ne ferez point de faux serment ; & moi je vous dis de ne point jurer du tout. Il a été dit, vous pourrez exiger œil pour œil, dent pour dent ; & moi je vous dis de présenter la joue à celui qui vous donne un soufflet. Il a été dit, vous aimerez votre prochain, mais vous pourrez haïr votre ennemi, odio habebis inimicum, ibid. 43. & moi je vous dis, aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. C’étoit ici le lieu d’ajouter : Il a été dit, vous pourrez prêter à usure aux étrangers, fenerabis alieno ; & moi je vous dis de leur prêter sans intérêt ; mais il n’a rien prescrit de semblable.

Au-surplus rappellons les passages qu’on nous oppose, & comparons-les ensemble pour en mieux saisir les rapports. Voici sur cela une observation intéressante.

Les actes de bienveillance & d’amitié dont parle Jesus-Christ en S. Matthieu, & qui consistent à aimer ceux qui nous aiment, à traiter nos freres avec honêteté, si diligitis eos qui vos diligunt, si salutaveritis fratres, v. 46. 47. De même les repas que se donnent les gens aisés, cum facis prandium aut caenam. Luc, xjv. 12. Nous pouvons ajouter d’après Jesus-Christ, les prêts usités entre les pécheurs, peccatores peccatoribus fenerantur. Luc, vj. 34. Tous ces actes opérés par le motif du plaisir ou de l’intérêt sont inutiles pour le salut ; on le sait, quam mercedem habebitis. Cependant quoique stériles, quoique éloignés de la perfection, ils ne sont pas pour