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damnée par la loi de nature : n’a-t-il pas toujours reprouvé l’adultere, la calomnie, &c. ? Concluons que dès-là l’usure ne peut être regardée comme proscrite par le droit naturel.

Allons plus loin, & disons que cette usure recommandée aux Hébreux, étoit un précepte d’économie nationale, une équitable compensation que Dieu leur indiquoit pour prévenir les pertes qu’ils auroient essuyées en commerçant avec des peuples qui vivoient au milieu d’eux : advena qui tecum versatur in terra ; mais qui élevés dans la pratique de l’usure, & attentifs à l’exiger, auroient rendu leur commerce trop désavantageux aux Juifs, s’ils n’avoient eu droit de leur côté d’exiger les mêmes intérêts de ces peuples. En un mot les Israélites tiroient des profits usuraires de tous les étrangers, par la même raison qu’ils les poursuivoient en tout tems pour les sommes que ceux-ci leur devoient ; faculté que l’année sabatique restraignoit à l’égard de leurs concitoyens : cui debetur aliquid ab amico vel proximo ac fratre suo, repetere non poterit, quia annus remissionis est domini, a peregrino & adverso exiges. Deut. xv. 2. 3.

La liberté qu’avoient les Israélites d’exiger l’usure de l’étranger, étoit donc de la même nature que la liberté de le poursuivre en justice toutes les fois qu’il manquoit à payer ; l’une n’étoit pas plus criminelle que l’autre, & bien qu’en plusieurs cas ces deux procedés leur fussent défendus entre eux, par une disposition de fraternité qui n’a point eu lieu pour les Chrétiens, non plus que le partage des terres, & autres bons reglemens qui nous manquent ; il demeure toujours constant que le prêt de lucre étoit permis aux Juifs à l’égard des étrangers, comme pratique équitable & nécessaire au soutien de leur commerce.

J’ajoute enfin qu’on ne sauroit admettre le sentiment de nos adversaires, sans donner un sens absurde à plusieurs passages de l’Ecriture. Prenons celui-ci entre autres : non fenerabis fratri tuo.... sed alieno. Ces paroles signifieront exactement, vous ne prêterez point à usure aux Israélites vos concitoyens & vos freres, ce seroit un procedé inique & barbare que je vous défens ; néanmoins ce procedé tout inique & tout barbare qu’il est, je vous le permets vis-à-vis des étrangers, de qui vous pouvez exiger des intérêts odieux & injustes. Il est bien constant que ce n’étoit point là l’intention du Dieu d’Israël. En permettant l’usure à l’égard des étrangers, il la considéroit tout au plus comme une pratique moins favorable que le prêt d’amitié qu’il établit entre les Hébreux ; mais non comme une pratique injuste & barbare. C’est ainsi que Dieu ordonnant l’abolition des dettes parmi son peuple, sans étendre la même faveur aux étrangers, ne fit pour ces derniers en cela rien d’inique ou de ruineux ; il les laissa simplement dans l’ordre de la police ordinaire.

Du reste on ne sauroit l’entendre d’une autre maniere sans mettre Dieu en contradiction avec lui-même. Le Seigneur, dit le texte sacré, chérit les étrangers, il leur fournit la nourriture & le vêtement, il ordonne même à son peuple de les aimer & de ne leur causer aucun chagrin : amat peregrinum & dat ei victum atque vestitum, & vos ergo amate peregrinos, quia & ipsi fuistis advenæ : Deut. x. 18. advenam non contristabis : Exod xxij. 21. peregrino molestus non eris : Exod. xxiij. 9. Cela posé, s’il faut regarder avec nos adversaires les usures que la loi permettoit vis-à-vis des étrangers, comme des pratiques odieuses, injustes, barbares, meurtrieres, il faudra convenir en même tems qu’en cela Dieu servoit bien mal ses protégés : mais ne s’apperçoit-on pas enfin que toutes ces injustices, ces prétendues barbaries, ne sont que des imaginations & des fantômes de gens livrés dès l’enfance à des traditions reçues sans exa-

men, & qui en conséquence de leurs préjugés voient

seuls ensuite dans l’usure légale, des horreurs & des iniquités que n’y voient point une infinité de gens pleins d’honneur & de lumieres, qui prêtent & qui empruntent au grand bien de la société ; que ne voient pas davantage ceux qui sont à la tête du gouvernement, & qui l’admettent tous les jours dans des opérations publiques & connues ; horreurs & iniquités enfin que Dieu ne voit pas lui-même dans le contrat usuraire, puisqu’il l’autorise à l’égard des peuples étrangers, peuples néanmoins qu’il aime, & auxquels il ne veut pas qu’on fasse la moindre peine : ama peregrinum.... peregrino molestus non eris, advenam non contristabis.

Quelques-uns ont prétendu que le fenerabis gentibus multis. Dext. xxviij. 12. n’annonçoit pas un commerce usuraire, & qu’il falloit l’entendre des prêts d’amitié que les Juifs pouvoient faire à des étrangers. Mais c’est une prétention formée au hasard, sans preuve & sans fondement. Nous prouvons au-contraire qu’il est ici question des prêts lucratifs, puisque Dieu les annonce à son peuple comme des recompenses de sa fidélité, puisqu’ils se devoient faire à des nations qui étoient constamment les mêmes que celles du fenerabis alieno, nations d’ailleurs qui comme étrangeres aux Israélites, leur étoient toujours odieuses.

Si vous êtes dociles à la voix du Seigneur votre Dieu, & que vous observiez ses commandemens, dit Moise, il vous élevera au-dessus de tous les peuples qui sont au milieu de vous ; il vous comblera de ses bénédictions, il vous mettra dans l’abondance au point que vous prêterez aux étrangers avec beaucoup d’avantage, sans que vous soyez réduits à rien emprunter d’eux. Si au-contraire vous êtes sourds à la voix du Seigneur, toutes les malédictions du ciel tomberont sur vos têtes ; les étrangers habitués dans le pays que Dieu vous a donné, s’éleveront au-dessus de vous, & devenus plus riches & plus puissans, bien loin de vous emprunter, ils vous prêteront eux-mêmes, & profiteront de votre abaissement & de vos pertes. Deut. xxviij. 1. 11. 12. 15. 43. 44.

De bonne foi tous ces prêts & emprunts que Moise annonçoit d’avance, pouvoient-ils être autre chose que des opérations de commerce, où l’on devoit stipuler des intérêts au profit du créancier ; sur-tout entre des peuples qui différoient d’origine, de mœurs, & de religion ? peuples jaloux & ennemis secrets les uns des autres ; & cela dans un tems où l’usure étoit universellement autorisée, ou elle étoit exigée avec une extrême rigueur, jusqu’à vendre les citoyens pour y satisfaire, comme nous le verrons dans la suite. En un mot, des peuples si discordans ne se faisoient-ils que des prêts d’amitié ? D’ailleurs supposé ces prêts absolument gratuits, les auroit-on présentés à ceux qui devoient les faire comme des avantages & des recompenses ? les auroit-on présentés à ceux qui devoient les recevoir comme des punitions & des désastres ? Peut-on s’imaginer enfin que pour rendre des hommes charnels & toujours intéressés, vraiment dociles à la voix du Seigneur, Moise leur eût proposé comme une recompense, l’avantage risible de pouvoir prêter sans intérêt, à des étrangers odieux & détestés.

Je conclus donc que le fenerabis gentibus multis, de même que le fenerabis alieno, établissent la justice de l’usure légale, quand elle se pratique entre gens accommodés, & que cette usure enfin loin d’être mauvaise de sa nature, loin de soulever des débiteurs contre leurs créanciers, paroîtra toujours aux gens instruits, non-moins juste qu’avantageuse au public, & sur-tout aux emprunteurs, dont plusieurs langui-