Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/541

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus de cinquante années d’une économie industrieuse, dont cette somme est le rare & le précieux fruit ; somme qui fait un ensemble, une espece d’individu dont l’emprunteur profite à son aise & tout à la fois ; ainsi l’avantage est visiblement de son côté, puisqu’il ne constitue que quelques mois, ou si l’on veut quelques années, de son travail ; tandis que le créancier met de sa part tout le travail d’un demi siecle. Voila donc de son côté une véritable mise qui légitime l’intérêt qu’on lui accorde : aussi les parties actives & passives, les bailleurs & les preneurs publient hautement cette légitimité ; ils avouent de bonne foi qu’ils ne sont point lésés dans le prêt lucratif, que par conséquent cette négociation n’est pas inique, vu, comme on l’a dit, qu’il n’y a pas d’injustice où il n’y a pas de lésion, & qu’il n’y a pas de lésion dans un commerce où l’on fait aux autres le traitement qu’on agrée pour soi-même, dans un commerce enfin qui opere le bien des particuliers & celui du public.

Ces raisons prises dans les grands principes de l’équité naturelle, font impression sur nos adversaires ; & ils en paroissent tellement ébranlés, qu’ils n’osent pas les combattre de front ; cependant comme l’autorité entraîne, que le préjugé aveugle, & qu’enfin il ne faut pas se rendre, voici comme ils tâchent d’échapper : ils prétendent donc que la bonté du prêt lucratif ne dépend pas de l’utilité qu’en peuvent tirer les parties intéressées, parce que, disent-ils, dès qu’il est mauvais de sa nature, & opposé à l’équité naturelle.... il ne peut jamais devenir licite. Conf. eccl. p. 161. conclusion qui ne seroit pas mauvaise, si elle n’étoit pas fondée sur une pétition de principe, sur une supposition dont nous démontrons la fausseté. Enfin la raison ultérieure qu’ils emploient contre l’équité de l’usure, raison qui complette le cercle vicieux que nous avons annoncé ; c’est qu’elle est, disent-ils, condamnée par la loi de Dieu. ibid. p. 163.

Ainsi l’usure n’est condamnée, dit-on d’abord, que parce qu’elle est injuste, quia est contra justitiam naturalem : & quand nous renversons cette injustice prétendue par des raisonnemens invincibles, on nous dit alors que l’usure est injuste parce qu’elle est condamnée. En bonne foi, qui se laisse diriger par de tels raisonneurs, se laisse conduire par des aveugles.

Après avoir prouvé aux théologiens qu’ils sont en contradiction avec eux-mêmes, attachons-nous à prouver la même chose aux ministres de nos lois. On peut avancer en général que le droit civil a toujours été favorable au prêt de lucre. A l’égard de l’antiquité cela n’est pas douteux : nous voyons que chez les Grecs & chez les Romains, l’usure étoit permise comme tout autre négoce, & qu’elle y étoit exercée par tous les ordres de l’état : on sait encore que l’usure qui n’excédoit pas les bornes prescrites, n’avoit rien de plus repréhensible que le profit qui revenoit des terres ou des esclaves ; & cela non seulement pendant les ténebres de l’idolatrie, mais encore dans les beaux jours du christianisme ; ensorte que les empereurs les plus sages & les plus religieux l’autoriserent durant plusieurs siecles, sans que personne réclamât contre leurs ordonnances. Justinien se contenta de modérer les intérêts, & de douze pour cent, qui étoit le taux ordinaire, il les fixa pour les entrepreneurs des fabriques, & autres gens de commerce, à huit pour cent par année ; jubemus illes qui ergasteriis præsunt, vel aliquam licitam negociationem gerunt, usque ad bessem centesimæ usurarum nomine in quocumque contractu suam stipulationem modetari. lib. XXVI. §. 1. vers. 1 Cod. de usuris, 4-22.

Nous sommes bien moins conséquens que les anciens sur l’article des intérêts, & notre jurispruden-

ce a sur cela des bisarreries qui ne font guere d’honneur

à un siecle de lumiere. Le droit françois, quant à l’expression, quant à la forme, semble fort contraire à l’usure ; quant au fond, quant à l’esprit, il lui est très-favorable. En effet, ce qui montre au mieux qu’ici la loi combat la justice ou l’utilité publique, c’est que la même autorité qui proscrit l’usure, est forcée ensuite de souffrir des opérations qui la font revivre. Chacun sait que les parties, au cas d’emprunt, conviennent de joindre dans un billet les intérêts & le principal, & d’en faire un total payable à telle échéance, ce qui se pratique également dans les actes privés & dans ceux qui se passent devant notaires. Tout le monde connoit un autre détour qui n’est guere plus difficile : on fait une obligation payable à volonté ; on obtient ensuite de concert, une sentence qui adjuge des intérêts au créancier, in pænam mora. Ecoutons sur cela l’auteur des conférences.

« Le profit qu’on tire du prêt est une usure, dit-il, parce que c’est un gain qui en provient ; & cela est défendu, parce que le prêt doit être gratuit, pour qu’il ne soit pas injuste. L’intérêt au-contraire est une indemnité légitime, c’est-à-dire un dédommagement ou une compensation due au créancier, à cause du préjudice qu’il souffre par la privation de ses deniers. Tous les théologiens conviennent que les intérêts qui sont adjugés par la sentence du juge, ne sont ni des gains ni des profits usuraires, mais des intérêts qui sont présumés très-justes & très-équitables. Legitima usura, dit le droit ». Conf. eccl. p. 383.

Cette distinction assez subtile, & encore plus frivole entre les profits & l’indemnité d’un prêt, est appuyée sur une décision du Droit, qui nous apprend que les intérêts ne sont pas ordonnés pour le profit des créanciers, mais uniquement pour les indemniser du retardement & de la négligence des débiteurs. Usuræ non propter lucrum petentium, sed propter moram solventium infliguntur, l. XVII. §. iij. ff. de usuris & fructibus, I. 22. Voilà, si je ne me trompe, plutôt des mots que des observations intéressantes ; que m’importe en effet, par quel motif on m’attribue des intérêts, pourvu que je les reçoive ?

Quoi qu’il en soit, tout l’avantage que trouve le débiteur dans la prohibition vague de l’usure, c’est qu’il la paye sous le beau titre d’intérêt légitime ; mais en faisant les frais nécessaires pour parvenir à la sentence qui donne à l’usure un nom plus honnête. Momerie qui fait dire à tant de gens enclins à la malignité, que notre judicature n’est en cela contraire à elle-même, que parce qu’elle se croit intéressée à multiplier les embarras & les frais dans le commerce des citoyens.

Nous l’avons déjà dit, le profit usuraire est pleinement autorisé dans plusieurs emprunts du roi, surtout dans ceux qui se font sous la forme de loteries & d’annuités ; dans plusieurs emprunts de la compagnie des Indes, & dans les escomptes qu’elle fait à présent sur le pié de cinq pour cent par année ; enfin, dans les emprunts des fermiers généraux, & dans la pratique ordinaire de la banque & du commerce. Avec de telles ressources pour l’usure légale, peut-on dire sérieusement qu’elle soit illicite ? je laisse aux bons esprits à décider.

Au reste, une loi générale qui autoriseroit parmi nous l’intérêt courant, seroit le vrai moyen de diriger tant de gens peu instruits, qui ne distinguent le juste & l’injuste que par les yeux du préjugé. Cette loi les guériroit de ces mauvais scrupules qui troublent les consciences, & qui empêchent d’utiles communications entre les citoyens. J’ajoute que ce seroit le meilleur moyen d’arrêter les usures excessives à présent inévitables. En effet, comme il n’y auroit plus