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te : comme vos vingt mille francs font une grande partie de votre fortune & qu’ils vous sont nécessaires pour les besoins de votre famille ; que d’un autre côté vous ne manquez pas d’occasion d’en tirer un profit légitime, & qu’enfin vous êtes toujours comme parle S. Thomas in viâ habendi, vous pouvez sans difficulté recevoir l’intérêt légal, non pas, encore un coup, à titre de lucre, non pas en vertu du prêt qui doit être gratuit, dit-on, pour qu’il ne soit pas injuste ; conf p. 383. En le prenant ainsi tout seroit perdu ; Dieu seroit griévement offensé, l’emprunteur seroit lésé, volé, massacré. Mais rappellez-vous seulement le cas où vous êtes du lucre cessant ; & au lieu d’exiger un profit en vertu du prêt, ne l’exigez qu’à titre d’indemnité, titulo lucri cessantis : dès-lors tout rentre dans l’ordre, toute justice s’accomplit, & les théologiens sont satisfaits. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’à s’entendre pour être bientôt d’accord. En effet il faudroit être bien dépravé pour se rendre coupable d’usure en imputant le bénéfice du prêt au prêt même, tandis qu’il est aisé par un retour d’intention, de rendre tout cela bien légitime.

Le dirai-je, sans faire tort à nos adversaires ? Je les trouve en général plus ardens pour soutenir leurs opinions, que zélés pour découvrir la vérité. Je les vois d’ailleurs toujours circonscrits dans un petit cercle d’idées & de mots ; si bien aveuglés enfin par les préjugés de l’éducation, qu’ils ne connoissent ni la nature du juste & de l’injuste, ni la destination primitive des lois, ni l’art de raisonner conséquemment. Qu’il me soit permis de leur demander si les plus grands ennemis de l’usure sont dans l’usage de prêter gratis la moitié ou les trois quarts de leur bien ; s’il est une famille dans le monde, une église, corps ou communauté, qui prête habituellement de grandes sommes, sans se ménager aucun profit ? Il n’en est point ou il n’en est guere ; alligant onera gravia & importabilia & imponunt in humeros hominum, digito autem suo nolunt ea movere. Matt. xxiij. 4. Le désintéressement n’est que pour le discours ; dès qu’il est question de la pratique, les plus zélés veulent profiter de leurs avantages. Tout le monde crie contre l’usure, & tout le monde est usurier : je l’ai prouvé ci-devant, & je vais le prouver encore.

On est, dit-on, coupable d’usure dès qu’on reçoit plus qu’on ne donne ; ce qui ne s’entend d’ordinaire que de l’argent prêté. Cependant la gratuité du prêt ne se borne pas là. Moïse dit de la part de Dieu : vous ne tirerez aucun intérêt de votre frere, soit que vous lui prêtiez de l’argent, du grain ou quelque autre chose que ce puisse être. Non fœnerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, nec fiuges nec quamlibet aliam rem. Deut. xxiij. 19. Il s’explique encore plus positivement au même endroit, en disant : vous prêterez à votre frere ce dont il aura besoin, & cela sans exiger d’intérêt. Fratri tuo absque usurâ id quod indiget commodabis. Donnez, dit le Sauveur, à celui qui vous demande, & ne rejettez point la priere de celui qui veut emprunter ; qui petit à te da ei, & volenti mutuari ne à te avertaris. Matt. 5. 42.

Mais si ces maximes sont autant de préceptes, comme le prétendent nos adversaires, qui d’eux & de nous n’aura pas quelque usure à se reprocher ? qui d’entre eux n’exige pas les dîmes, les cens & rentes que leur paient des malheureux hors d’état souvent d’y satisfaire ? Qui d’entre eux ne loue pas quelque portion de terre, quelque logement ou dépendances à de pauvres gens embarrassés pour le payement du loyer ? Qui d’entre eux ne congédie pas un locataire insolvable ? Est-ce la être fidele à ces grandes regles, fratri tuo absque usurâ id quo indiget commodabis ; qui petit à te da ei, & volenti mutuari, à te ne avertaris.

Qu’on ne dise pas que je confonds ici la location

avec le simple prêt. En effet, l’intention de Dieu qui nous est manifestée dans l’Ecriture, est que nous traitions notre prochain, sur-tout s’il est dans la détresse, comme notre frere & notre ami, comme nous demanderions en pareil cas d’être traités nous-mêmes ; qu’ainsi nous lui prêtions gratis dans son besoin de l’argent, du grain, des habits & toute autre chose, quamlibet aliam rem, dit le texte sacré, par conséquent un gîte quand il sera nécessaire. Il est dit au Lévitique, xxv. 35. craignez votre Dieu, & que votre frere trouve un asyle auprès de vous, time Deum tuum ut vivere possit frater tuus apud te. Tout cela ne comprend-il que le prêt d’argent ? & de telles regles d’une bienfaisance générale n’embrassent-elles point la location gratuite ? L’homme de bien pénétré de ces maximes, exigera-il le loyer d’un frere qui a d’ailleurs de la peine à vivre ? Il est dit encore au Deutéronome, xv. 7. Dabis ei, nec ages quidquam callidè in ejus necessitatibus sublevandis ; point de raisons ou de prétextes à opposer de la part de l’homme riche pour esquiver l’obligation de secourir le malheureux ; que ce soit par un prêt, par une location ou par un don pur & simple, c’est tout un : dabis ei, necages quidpiam callidè in ejus necessitatibus sublevandis.

Votre frere a besoin de ce morceau de terre, de ce petit jardin ; il a besoin de cette chaumiere ou de cette chambre que vous n’occupez pas au quatrieme ; il vous demande cela gratis, parce qu’il est dans la détresse & dans l’affliction, & quand vous lui en accorderez pour un tems l’usage ou le prêt gratuit, cette petite générosité ne vous empêchera pas de vivre à l’aise au moyen des ressources que vous avez ailleurs. Cependant vous ne lui accordez pas cet usage absque usurâ ; vous en demandez le prix ou le loyer, le cens ou la rente ; vous l’exigez même à la rigueur, & vous congédiez le malheureux, s’il manque de satisfaire ; peut-être vendez-vous ses meubles, ou vous ou vos ayans cause, car tout cela revient au même. Est-ce là traiter votre prochain comme votre frere, ou plutôt fut-il jamais d’usure plus criante ? Ne trouveriez-vous pas bien dur, si vous étiez vous-même dans la misere, qu’un frere dans l’aisance & dans l’élévation oubliât pour vous les maximes de l’Ecriture & les sentimens de l’humanité ? & ne sentez-vous pas enfin que celui qui tire des intérêts modiques du négociant & de l’homme aisé, est infiniment moins blamable, moins dur, & moins usurier que vous ?

Quoi qu’il en soit, nous l’avons dit ci-devant des princes législateurs, nous dirons encore mieux de l’être suprème, qu’il n’a pas donné des lois aux hommes pour le plaisir de leur commander ; il l’a fait pour les rendre plus justes ou, pour mieux dire, plus heureux. C’est ainsi qu’en défendant l’usure aux Israëlites dans les cas exprimés au texte sacré, il visoit sans doute au bien de ce peuple unique qu’il protégeoit particulierement, & auquel il donna des réglemens favorables qui ne se sont pas perpétués jusqu’à nous. Cependant si pour faire le bien de tant de peuples moins favorisés, Dieu leur avoit interdit l’usure en général, même, comme on prétend, vis-à-vis des riches, il auroit pris une mauvaise voie pour arriver à son but ; il l’auroit manqué comme l’empereur Basile, en ce qu’il auroit rendu les prêts si difficiles & si rares, que loin de diminuer nos maux, il auroit augmenté nos miseres.

Heureusement la nécessité de nos communications a maintenu l’ordre naturel & indispensable ; ensorte que malgré l’opinion & le préjugé, malgré tant de barrieres opposées en divers tems au prêt lucratif, la juste balance du commerce, ou la loi constante de l’équilibre moral, s’est toujours rendue la plus forte & a toujours fait le vrai bien de la société.