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mais on y a joint au grand bien de la société, celui de produire des intérêts, à-peu-près comme on a donné de l’extension à l’usage des maisons & des voitures qui n’étoient pas destinées d’abord à devenir des moyens de lucre. C’est ainsi que le premier qui inventa les chaises pour s’asseoir, n’imaginoit pas qu’elles dussent être un objet de location dans nos églises. Toutes ces pratiques se sont introduites dans le monde, à-mesure que les circonstances & les besoins ont étendu le commerce entre les hommes, & que ces extensions se sont trouvées respectivement avantageuses.

On objecte enfin qu’il est aisé de faire valoir son argent au moyen des rentes constituées ; sans recourir à des pratiques réputées criminelles. A quoi je répons que cette forme de contrat n’est qu’un palliatif de l’usure. Si l’intérêt qu’on tire par cette voie devient onéreux au pauvre, une tournure différente ne le rendra pas légitime. C’est aussi le sentiment du pere Semelier. Conf. eccl. p. 21. Un telle pratique, dispendieuse pour l’emprunteur n’est bonne en effet que pour éluder l’obligation de secourir le malheureux ; mais le précepte reste le même, & il n’est point de subtilité capable d’altérer une loi divine si bien entée sur la loi naturelle.

Les rentes constituées sur les riches sont à la vérité des plus licites ; mais on sait que ce contrat est insuffisant. Les gens pécunieux ne veulent pas d’ordinaire livrer leur argent sans pouvoir le répeter dans la suite, parce qu’ayant des vues ou des projets pour l’avenir, ils craignent d’aliéner des fonds dont ils veulent se réserver l’usage ; aussi est-il constant qu’on ne trouve guere d’argent par cette voie, & que c’est une foible ressource pour les besoins de la société.

Les trois contrats. En discutant la question de l’usure, suivant les principes du droit naturel, je ne puis guere me dispenser de dire un mot sur ce qu’on appelle communément les trois contrats.

C’est proprement une négociation ou plutôt une fiction subtilement imaginée pour assurer le profit ordinaire de l’argent prêté, sans encourir le blâme d’injustice ou d’usure : car ces deux termes sont synonymes dans la bouche de nos adversaires. Voici le cas.

Paul confie, par exemple, dix mille livres à un négociant, à titre d’association dans telle entreprise ou tel commerce ; voilà un premier contrat qui n’a rien d’illicite, tant qu’on y suit les regles. Paul quelque tems après inquiet sur sa mise, cherche quelqu’un qui veuille la lui assurer ; le même négociant qui a reçu les fonds, ou quelqu’autre si l’on veut, instruit que les dix mille francs sont employés dans une bonne affaire, assure à Paul son capital, posons à un pour cent par année, & chacun paroît content. Voilà un deuxieme contrat, qui n’est pas moins licite que le premier.

Cependant quelqu’espérance que l’on fasse concevoir à Paul de son association, qui lui vaudra, dit-on, plus de douze pour cent, année commune, il considere toujours l’incertitude des événemens ; & se rappellant les pertes qu’il a souvent essuyées nonobstant les plus belles apparences, il propose de céder les profits futurs à des conditions raisonnables, posons à six pour cent par année ; ce qui lui feroit, l’assurance du fonds payée, cinq pour cent de bénéfice moralement certain. Le négociant qui assure déjà le capital, accepte de même ce nouvel arrangement ; & c’est ce qui fait le troisieme contrat, lequel est encore permis, pourvu, dit-on, que tout cela se fasse de bonne foi & sans intention d’usure ; car on veut toujours diriger nos pensées.

Dans la suite le même négociant ou autre particulier quelconque dit à notre prêteur pécunieux ; sans tant de cérémonies, si vous voulez, je vous assure-

rai dès le premier jour votre principal & tout ensemble

un profit honnête de cinq pour cent par année ; le créancier goûte cette proposition & l’accepte ; & c’est ce qu’on nomme la pratique des trois contrats ; parce qu’il en résulte le même effet, que si après avoir passé un contrat de société, on en faisoit ensuite deux autres, l’un pour assurer le fonds, & l’autre pour assurer les bénéfices.

Les casuistes conviennent que ces trois contrats, s’ils sont séparément pris & faits en divers tems sont d’eux mêmes très-licites, & qu’ils se font tous les jours en toute légalité. Mais, dit-on, si on les fait en même tems ; c’est dès-lors une usure palliée ; & dès-là ces stipulations deviennent injustes & criminelles. Toute la preuve qu’on en donne, c’est qu’elles se réduisent au prêt de commerce dont elles ne different que par la forme. Il est visible que c’est-là une pétition de principe, puisqu’on emploie pour preuve ce qui fait le sujet de la question, je veux dire l’iniquité prétendue de tout négoce usuraire. On devroit considérer plutôt que l’interposition des tems qu’on exige entre ces actes, n’y met aucune perfection de plus ; & qu’enfin ils doivent être censés légitimes, dès-là, que toutes les parties y trouvent leur avantage. Ainsi, au-lieu de fonder l’injustice de ces contrats, sur ce que l’usage qu’on en fait conduit à l’usure, ou pour mieux dire, s’identifie avec elle, il faudroit au-contraire prouver la justice de l’usure légale par l’équité reconnue des trois contrats, dont la légitimité n’est pas dûe à quelques jours ou quelques mois que l’on peut mettre entre eux, mais à l’utilité qui en résulte pour les contractans.

Au surplus, comme nous admettons sans détour l’usure ou l’intérêt légal, & que nous en avons démontré la conformité avec le droit naturel, nous n’avons aucun besoin de recourir à ces fictions futiles.

Arrêtons-nous ici un moment, & rassemblons sous un point de vue les principes qui démontrent l’équité de l’usure légale entre gens aisés ; & les avantages de cette pratique pour les sociétés policées.

Rien de plus juste que les conventions faites de part & d’autre, librement & de bonne foi ; & rien de plus équitable que l’accomplissement de promesses où chaque partie trouve son avantage. C’est-là, comme nous l’avons observé, la pierre de touche de la justice.

Nul homme n’a droit à la jouissance du bien d’un autre, s’il n’a fait agréer auparavant quelque sorte de compensation : un homme aisé n’a pas plus de droit à l’argent de son voisin, qu’à son bœuf ou son âne, sa femme ou sa servante ; ainsi rien de plus juste que d’exiger quelqu’indemnité, en cédant pour un tems le produit de son industrie ou de ses épargnes, à un homme à l’aise qui augmente par-là son aisance.

Rien de plus fructueux dans l’état que cette équitable communication entre gens aisés, pourvu que le prêt qui en est le moyen, offre des avantages à toutes les parties. De-là naît la circulation qui met en œuvre l’industrie ; & l’industrie employant à son tour l’indigence, ses œuvres raniment tant de membres engourdis, qui sans cela, devenoient inutiles.

Le délire de la plûpart des gouvernemens, dit un célebre moderne, fut de se croire préposés à tout faire, & d’agir en conséquence. C’est par une suite de cette persuasion si ordinaire aux législateurs, qu’au-lieu de laisser une entiere liberté sur le commerce usuraire, comme sur le commerce de la laine, du beure & du fromage, au-lieu de se reposer à cet égard sur l’équilibre moral, déjà bien capable de maintenir l’égalité entre les contractans ; ils ont cru devoir faire un prix annuel pour la jouissance de l’argent d’autrui. Cette