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livré, dit-on, ne nous appartient plus ; nous en avons cédé le domaine à un autre, mutuum, idest ex meo tuum. Telle est la raison définitive de nos adversaires. On fait beaucoup valoir ici l’autorité de S. Thomas, de S. Bonaveture, de Gerson, de Scot, &c. Qui mutuat pecuniam, transfert dominium pecuniæ, Thom. XXII. quaest. 8. art. 2. In mutuatione pecuniæ transfertur pecunia in dominium alienum. Bonav. in 3 senten. dist. 37.

De cette proposition considérée comme principe de morale, on infere que c’est une injustice, une espece de vol de tirer quelque profit d’une somme qu’on a prêtée ; une telle somme, dit-on, est au pouvoir, comme elle est aux risques de l’emprunteur. L’usage lucratif qu’il en fait, doit être pour son compte ; un tel gain est le fruit de son travail ou de son industrie ; & il n’est pas juste qu’un autre vienne le partager.

De tous les raisonnemens que l’on oppose contre l’usure légale, au-moins de ceux qu’on prétend appuyer sur l’équité naturelle, voilà celui qui est regardé comme le plus fort ; néanmoins ce n’est au fond qu’une misérable chicane ; & de telles objections méritent à peine qu’on y réponde. En effet est-ce la prétendue formation du mot mutuum qui peut fixer la nature du prêt & les droits qui en dérivent ? Cela marque tout-au-plus l’opinion qu’en ont eu quelques jurisconsultes chez les Romains ; mais cela ne prouve rien au-delà.

Quoi qu’il en soit, distinguons deux sortes de propriétés : l’une individuelle, qui consiste à posséder, par exemple, cent louis dont on peut disposer de la main à la main ; & une propriété civile, qui consiste dans le droit qu’on a sur ces cent louis, lors même qu’on les a prêtés. Il est bien certain que dans ce dernier cas, on ne conserve plus la propriété individuelle des louis dont on a cédé l’usage, & dont le remboursement se peut faire avec d’autres monnoies ; mais on conserve la propriété civile sur la somme remise à l’emprunteur, puisqu’on peut la répéter au terme convenu. En un mot, le prêt que je vous fais, est, à parler exactement, l’usage que je vous cede d’un bien qui m’appartient, & qui lors même que vous en jouissez, ne cesse pas de m’appartenir, puisque je puis le passer en payement à un créancier.

Tout roule donc ici du côté de nos adversaires, sur le défaut d’idées claires & précises par rapport à la nature du prêt ; ils soutiennent que l’emprunteur a réellement la propriété de ce qu’on lui prête, au lieu qu’il n’en a que la jouissance ou l’usage. En effet on peut jouir du bien d’autrui à différens titres ; mais on ne sauroit en être propriétaire sans l’avoir justement acquis. Les justes manieres d’acquérir sont entr’autres l’échange, l’achat, la donation, &c. Le prêt ne fut jamais regardé comme un moyen d’acquérir ou de s’approprier la chose empruntée, parce qu’il ne nous en procure la jouissance que pour un tems déterminé & à certaines conditions ; en conséquence je conserve toujours la propriété de ce que je vous ai prêté, & de cette propriété constante naît le droit que j’ai de réclamer cette chose en justice, si vous ne me la rendez pas de vous-même après le terme du prêt ; mais si vous me la remettez, dès-lors je rentre dans la possession de ma chose, dès-lors j’en ai la pleine propriété, au lieu que je n’en avois auparavant que la propriété nue : c’est l’expression du droit romain, l. XIX. pr. D. de usuris & fructibus… 21-1, §. ult. inst. de usufructu. 2. 4.

L’argent dont vous jouissez à titre d’emprunt, est donc toujours l’argent d’autrui, c’est-à-dire l’argent du prêteur, puisqu’il en reste toujours le propriétaire. C’est d’où vient cette façon de parler si connue, travailler avec l’argent d’autrui ou sur les fonds d’autrui. Tel étoit le sentiment des Romains, lorsqu’ils appel-

loient argent d’autrui, as alienum, une somme empruntée

ou une dette passive. On retrouve la même façon de s’exprimer dans la regle suivante ; notre bien consiste en ce qui nous reste après la déduction de nos dettes passives, ou pour parler comme eux, après la déduction de l’argent d’autrui. Bona intelliguntur cujusque quæ deducto ære alieno supersunt, lib. XXXIX. §. 1. D. de verborum significatione, l. XI. de jure fisci. 49-14.

Mais observons ici une contradiction manifeste de la part de nos adversaires. Après avoir établi de leur mieux que la propriété d’une somme prêtée appartient à l’emprunteur, que par conséquent c’est une injustice au créancier d’en tirer un profit, puisque c’est, disent-ils, profiter sur un bien qui n’est plus à lui ; la force du sentiment & de la vérité leur fait si bien oublier cette premiere assertion, qu’ils admettent ensuite la proposition contradictoire, qu’ils soutiennent en un mot que l’argent n’est pas aliéné par le prêt pur & simple, & que par conséquent il ne sauroit produire un juste intérêt : c’est même ce qui leur a fait imaginer le contrat de constitution, ou comme l’on dit en quelques provinces, le constitut, au moyen duquel le débiteur d’une somme aliénée devenant maître du fond, en paie, comme on l’assure, un intérêt légitime. Mais voyons la contradiction formelle dans les conférences ecclésiastiques du pere Semelier & dans le dictionnaire de Pontas : contradiction du reste qui leur est commune avec tous ceux qui rejettent le prêt de commerce.

Le premier nous assure « que selon Justinien, suivi, dit-il, en cela par S. Thomas, Scot & tous les théologiens, il se fait par le simple prêt une véritable aliénation de la propriété aussi bien que de la chose prêtée, in hoc damus ut accipientium fiant ; ensorte que celui qui la prête, cesse d’en être le maître ». Conf. eccl. tom. I. pag. 6.

« L’argent prêté, dit-il encore, est tout au marchand, c’est-à-dire, à l’emprunteur, dès qu’il en répond ; & s’il est au marchand, c’est pour lui seul qu’il doit profiter .... Res perit domino, resfructificat domino ». Ibid. p. 319. C’est par ce principe, comme nous l’avons dit, qu’ils tâchent de prouver l’iniquité de l’usure. Mais ce qui montre bien que cette doctrine est moins appuyée sur l’évidence & la raison que sur des subtilités scolastiques, c’est que les théologiens l’oublient dès qu’ils n’en ont plus besoin. Le pere Semelier lui-même, ce savant rédacteur des conférences de Paris, en est un bel exemple. Voici comme il se dédit dans le même volume, pag. 237. « Quand je prête, dit-il, mes deniers, le débiteur est tenu de m’en rendre la valeur à l’échéance de son billet ; il n’y a donc pas de véritable aliénation dans les prêts ».

De même parlant d’un créancier qui se fait adjuger des intérêts par sentence, quoiqu’il ne souffre pas de la privation de son argent, il s’explique en ces termes, page 390 : « il n’a, dit-il, en vue que de s’autoriser à percevoir sans titre & sans raison, un gain & un profit de son argent, sans néanmoins l’avoir aliéné ».

Remarquons encore le mot qui suit : « dire qu’il y a une aliénation pour un an dans le prêt qu’on fait pour an, c’est, disent les prélats de France, assemblée de 1700, abuser du mot d’aliénation, c’est aller contre tous les principes du droit ». Ibid. p. 235.

« Il est constant & incontestable, dit Pontas, que celui qui prête son argent, en transfere la propriété à celui qui l’emprunte, & qu’il n’a par conséquent aucun droit au profit que celui-ci en retire, parce qu’il le retire de ses propres deniers ». Ce casuiste s’autorise, comme le premier, des passages de S. Thomas ; mais après avoir assuré, comme nous voyons, la propriété de la somme prêtée à l’emprun-