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les autres, & qu’il n’est en soi ni moins honnête, ni moins avantageux à la société.

Pour confirmer cette proposition, & pour démontrer sans réplique la justice de l’intérêt légal, je suppose qu’un pere laisse en mourant à ses deux fils, une terre d’environ 500 livres de rente, outre une somme de 10000 livres comptant. L’aîné choisit la terre, & les 10000 livres passent au cadet. Tous les deux sont incapables de faire valoir eux-mêmes le bien qu’ils ont hérité ; mais il se présente un fermier solvable, qui offre de le prendre pour neuf années, à la charge de payer 500 livres par an pour la terre, & la même somme annuelle pour les 10000 livres : sera-t-il moins permis à l’un de louer son argent, qu’à l’autre de louer son domaine ?

Un fait arrivé, dit-on depuis peu, servira bien encore à éclaircir la question. Un simple ouvrier ayant épargné 3000 francs, par plusieurs années de travail & d’économie, se présenta pour louer une maison qui lui convenoit fort, & qui valoit au moins 50 écus de loyer. Le propriétaire, homme riche & en même tems éclairé, lui dit : « Mon ami, je vous donnerai volontiers ma maison ; mais j’apprens que vous avez 1000 écus qui ne vous servent de rien ; je les prendrai, si vous voulez, à titre d’emprunt, & vous en tirerez l’intérêt qui payera votre loyer : ainsi vous serez bien logé, sans débourser un sou. Pensez-y, & me rendez réponse au plutôt ».

L’ouvrier revenant chez lui, rencontre son curé, & par forme de conversation, lui demande son avis sur le marché qu’on lui proposoit. Le curé, honnête homme au fond, mais qui ne connoissoit que ses cahiers de morale & ses vieux préjugés, lui défend bien de faire un tel contrat, qui renferme, selon lui, l’usure la plus marquée, & il en donne plusieurs raisons que celui-ci va rapporter à notre propriétaire.

Monsieur, dit-il, votre proposition me convenoit fort, & je l’eusse acceptée volontiers ; mais notre curé à qui j’en ai parlé, n’approuve point cet arrangement. Il tient qu’en vous remettant mes mille écus, c’est de ma part un véritable prêt, qui est une affaire bien délicate pour la conscience. Il prétend que l’argent est stérile par lui-même, que dès que nous l’avons prêté, il ne nous appartient plus, & que par conséquent il ne peut nous produire un intérêt légitime. En un mot, dit-il, un prêt quelconque est gratuit de sa nature, & il doit l’être en tout & partout ; & bien d’autres raisons que je n’ai pas retenues. Il m’a cité là-dessus l’ancien & le nouveau Testament, les conciles, les saints peres, les décisions du clergé, les lois du royaume ; en un mot, il m’a réduit à ne pas répondre, & je doute fort que vous y répondiez vous-même.

Tiens mon ami, lui dit notre bourgeois, si tu étois un peu du métier de philosophe & de savant, je te montrerois que ton curé n’a jamais entendu la question de l’usure, & je te ferois toucher au doigt le foible & ridicule de ses prétentions ; mais tu n’as pas le tems d’écouter tout cela : tu t’occupes plus utilement, & tu fais bien. Je te dirai donc en peu de mots, ce qui est le plus à ta portée ; savoir que le commandement du prêt gratuit ne regarde que l’homme aisé vis-à-vis du nécessiteux. Il est aujourd’hui question pour toi de me prêter une somme assez honnête, mais tu n’es pas encore dans une certaine aisance, & il s’en faut beaucoup que je sois dans la nécessité. Ainsi en me prêtant gratuitement, tu ferois une sorte de bonne œuvre qui se trouveroit fort déplacée ; puisque tu prêterois à un homme aisé beaucoup plus riche que toi : & c’est-là, tu peus m’en croire, ce que l’Ecriture ni les saints peres, n’ont jamais commandé ; je me charge de le démontrer à ton curé quand il le voudra.

D’ailleurs nous avons une regle infaillible pour nous diriger dans toutes les affaires d’intérêt : regle de justice & de charité que J. C. nous enseigne, & que tu connois sans doute, c’est de traiter les autres comme nous souhaitons qu’ils nous traitent ; or, c’est ce que nous faisons tous les deux dans cette occasion ainsi nous voilà dans le chemin de la droiture. Nous sentons fort bien que le marché dont il s’agit, nous doit être également profitable, & par conséquent qu’il est juste, car ces deux circonstances ne vont point l’une sans l’autre. Mais que tu me laisses l’usage gratuit d’une somme considérable, & que tu me payes outre cela le loyer de ma maison, c’est faire servir les sueurs du pauvre à l’agrandissement du riche ; c’est rendre enfin ta condition trop dure, & la mienne trop avantageuse. Soyons plus judicieux & plus équitables. Nous convenons de quelques engagemens dont nous sentons l’utilité commune, remplissons les avec fidélité. Je t’offre ma maison, & tu l’acceptes parce qu’elle te convient, rien de plus juste ; tu m’offres une somme équivalente, je l’accepte de même, cela est également bien. Du reste, comme je me réserve le droit de reprendre ma maison, tu conserves le même droit de répéter ton argent. Ainsi nous nous communiquons l’un l’autre un genre de bien que nous ne voulons pas aliéner ; nous consentons seulement de nous en abandonner le service ou l’usage. Tiens, tout soit dit, troc pour troc, nous sommes contens l’un de l’autre, & ton curé n’y a que faire. Ainsi se conclut le marché.

Les emprunteurs éclairés se moquent des scrupules qu’on voudroit donner à ceux qui leur prêtent. Ils sentent & déclarent qu’on ne leur fait point de tort dans le prêt de commerce. Aussi voit on tous les jours des négocians & des gens d’affaires, qui en qualité de voisins, de parens même, se prêtent mutuellement à charge d’intérêt ; en cela fideles observateurs de l’équité, puisqu’ils n’exigent en prêtant, que ce qu’ils donnent sans répugnance toutes les fois qu’ils empruntent. Ils reconnoissent que ces conditions sont également justes des deux côtés ; qu’elles sont même indispensables pour soutenir le commerce. Les prétendus torts qu’on nous fait, disent-ils, ne sont que des torts imaginaires ; si le prêteur nous fait payer l’intérêt légal, nous en sommes bien dédommagés par les gains qu’ils nous procure, & par les négociations que nous faisons avec les sommes empruntées. En un mot, dans le commerce du prêt lucratif, on nous vend un bien qu’il est utile d’acheter, que nous vendons quelquefois nous mêmes, c’est-à-dire l’usage de l’argent, & nous trouvons dans ce négoce actif & passif, les mêmes avantages qu’en toutes les autres négociations.

Ces raisons servent à justifier l’usage où l’on est de vendre les marchandises plus ou moins cher, selon que l’acheteur paye comptant ou en billets. Car si la nécessité des crédits est bien constante, & l’on n’en peut disconvenir, il s’ensuit que le fabriquant qui emprunte, & qui paye en conséquence des intérêts, peut les faire payer à tous ceux qui n’achetent pas au comptant. S’il y manquoit, il courroit risque de ruiner ses créanciers, en se ruinant lui-même. Car le vendeur obligé de payer l’intérêt des sommes qu’il emprunte, ne peut s’empêcher de l’imputer comme frais nécessaires, sur tout ce qui fait l’objet de son négoce, & il ne lui est pas moins permis de se le faire rembourser par ceux qui le payent en papier, que de vendre dix sols plus cher une marchandise qui revient à dix sols de plus.

Il n’y a donc pas ici la plus légere apparence d’injustice. On y trouve au contraire une utilité publique & réelle, en ce que c’est une facilité de plus pour les viremens du commerce ; & là-dessus les négocians n’iront pas consulter Lactance, S. Ambroise