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écus, de dix ou vingt mille francs, comme l’on donne & l’on prend au même titre une terre, une maison, une voiture, un navire, le tout pour profiter & pour vivre de son industrie ou de ses fonds. Et si jamais on prête une grande somme par pure générosité, ce n’est point en vertu de la loi, mais par le mouvement libre d’un cœur bienfaisant. Aussi, comme le dit un illustre moderne, c’est bien une action très-bonne de prêter son argent sans intérêt, mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, & non une loi civile. Esprit des lois, seconde partie, p. 120.

Un homme qui avoit beaucoup bâti, se voyoit encore une somme considérable, & las d’occuper des maçons, résolut d’employer son argent d’une autre maniere. Il mit un écriteau à sa porte, on lisoit en tête : Belle maison à louer, prix quinze cens livres par an. On lisoit au-dessous : Dix mille écus à louer aux mêmes conditions. Un génie vulgaire & borné voyant cet écriteau : à la bonne heure, dit-il, qu’on loue la maison, cela est bien permis ; mais la proposition de louer une somme d’argent est mal-sonnante & digne de repréhension, c’est afficher ouvertement l’usure, & rien de plus scandaleux. Quelqu’un plus sensé lui dit alors : Pour moi, monsieur, je ne vois point là de scandale. Le proposant offre pour cinq cens écus une maison commode, qui lui coute environ trente mille livres, la prendra qui voudra, il ne fait tort à personne, & vous paroissez en convenir. Il offre pareille somme de trente mille livres à tout solvable qui en aura besoin à la même condition de cinq cens écus de loyer, quel tort fait-il à la république ? Avec son argent il pourroit acquérir un fonds, & le louer aussi-tôt sans scrupule. Que notre proposant offre ses dix mille écus en nature, ou qu’il nous les offre sous une autre forme, c’est la même chose pour lui ; mais quelqu’un qui aura plus besoin d’argent que d’un autre bien, sera charmé de trouver cette somme en especes, & il en payera volontiers ce qu’un autre payeroit pour un domaine de pareille valeur. Rien de plus équitable, rien en même tems de plus utile au public ; & de cent personnes qui seront dans le train des emprunts, on n’en trouvera pas deux qui ne soient de mon avis.

S’il est plusieurs genres d’opulence, il est aussi plusieurs genres de communication. Ainsi tel est riche par les domaines qu’il donne à bail, & par l’argent qu’il donne à louage.

Dives agris, dives positis in fenore nummis. Horace, l : I. sat. ij.

Celui ci, comme terrien, se rend utile au public, en ce qu’il loue ses terres, & qu’il procure l’abondance ; il ne se rend pas moins utile comme pécunieux en mettant ses especes à intérêt ou à louage entre les mains des gens qui en usent pour le bien de la société. S’il suivoit au contraire l’avis de certains casuistes, & que pour éviter l’usure il tînt ses especes en réserve, il serviroit le public aussi mal que si, au-lieu de louer ses terres, il les tenoit en bruieres & en landes. Ce qui fait dire à Saumaise dans le savant traité qu’il a fait sur cette matiere, que la pratique de l’usure n’est pas moins nécessaire au commerce que le commerce l’est au labourage, ut agricultura sine mercaturâ vix potest subsistere . . . . . ita nec mercatura sine feneratione stare : de usuris, p. 223.

Par quelle fatalité l’argent ne seroit-il donc plus, comme autrefois, susceptible de louage ? On disoit anciennement locare nummos, louer de l’argent, le placer à profit ; de même, conducere nummos, prendre de l’argent à louage ; il n’y avoit en’cela rien d’illicite ou même d’indécent, si ce n’est lorsque des amis intimes auroient fait ce négoce entre eux, commodare ad amicos pertinet, fenerari ad quoslibet. Sal-

masius ex Suida, c. vij. de usuris, p. 163.

Un homme en état de faire de la dépense, use de l’argent qu’on lui prête à intérêt, ou, pour mieux dire, qu’on lui loue, comme d’une maison de plaisance qu’on lui prête à la charge de payer les loyers, comme d’un carrosse de remise qu’on lui prête à tant par mois ou par an ; je veux dire qu’il paye également le louage de l’argent, de la maison & du carrosse ; & pour peu qu’il eût d’habileté, le premier lui seroit plus utile que les deux autres. Il est à remarquer en effet au sujet d’un homme riche un peu dissipateur, que l’emprunt de l’argent au taux légal est tout ce qu’il y a pour lui de plus favorable. Car s’il se procure à crédit les marchandises, le service & les autres fournitures qu’exigent ses fantaisies ou ses besoins, au-lieu de cinq pour cent qu’il payeroit pour le prêt des especes, il lui en coutera par l’autre voie au-moins trente ou quarante pour cent ; ce qui joint au renouvellement des billets & aux poursuites presqu’inévitables pour parvenir au payement définitif, lui fera d’ordinaire cent pour cent d’une usure écrasante.

Au surplus, pourquoi l’argent, le plus commode de tous les biens, seroit-il le seul dont on ne pût tirer profit ? & pourquoi son usage seroit-il plus gratuit, par exemple, que la consultation d’un avocat & d’un médecin, que la sentence d’un juge ou le rapport d’un expert, que les opérations d’un chirurgien, ou les vacations d’un procureur ? Tout cela, comme on sait, ne s’obtient qu’avec de l’argent. On ne trouve pas plus de générosité parmi les possesseurs des fonds. Que je demande aux uns quelque portion de terre pour plusieurs années, je suis partout éconduit si je ne m’engage à payer ; que je demande à d’autres un logement à titre de grace, je ne suis pas mieux reçu que chez les premiers. Je suis obligé de payer l’usage d’un meuble au tapissier ; la lecture d’un livre au libraire, & jusqu’à la commodité d’une chaise à l’église.

Envain je représente que Dieu défend d’exiger aucune rétribution, ni pour l’argent prêté, ni pour les denrées, ni pour quelque autre chose que ce puisse être. J’ai beau crier, non senerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem. Deut. xxiij. 19. Personne ne m’écoute, je trouve tous les hommes également intéressés, également rebelles au commandement de prêter gratis ; au point que si on ne leur présente quelque avantage, ils ne communiquent d’ordinaire ni argent, ni autre chose ; disposition qui les rend vraiment coupables d’usure, au moins à l’égard des pauvres ; puisque l’on n’est pas moins criminel, soit qu’on refuse de leur prêter, soit qu’on leur prête à intérêt. C’est l’observation judicieuse que faisoit Gregoire de Nisse aux usuriers de son tems, dans un excellent discours qu’il leur adresse, & dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

Du reste, sentant l’utilité de l’argent qui devient nécessaire à tous, j’en emprunte dans mon besoin chez un homme pécunieux, & n’ayant trouvé jusqu’ici que des gens attachés qui veulent tirer profit de tous, qui ne veulent prêter gratis ni terres, ni maisons, ni soins, ni talens, je ne suis plus surpris que mon prêteur d’especes en veuille aussi tirer quelque rétribution, & je souffre, sans murmurer, qu’il m’en fasse payer l’usure ou le louage.

C’est ainsi qu’en refléchissant sur l’esprit d’intérêt qui fait agir tous les hommes, & qui est l’heureux, l’immuable mobile de leurs communications, je vois que la pratique de l’usure légale entre gens aisés, n’est ni plus criminelle, ni plus injuste que l’usage respectivement utile de louer des terres, des maisons, &c. je vois que ce commerce vraiment destiné au bien des parties intéressées, est de même nature que tous