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vint odieuse à tous les peuples, par les vexations que des ministres avides & cruels faisoient sous son nom, bien que sans son aveu ; de sorte que cette princesse malheureuse, par-tout avilie & détestée, se vit enfin chassée d’un trône qu’elle avoit occupé avec beaucoup de gloire, & fut obligée de se cacher sans jamais oser paroître.

D’un autre côté, je regarde les intérêts & les indemnités qui ont succédé à l’usure, comme ces brouillons adroits & entreprenans qui profitent des mécontentemens d’une nation, pour s’élever sur les ruines d’une puissance décriée ; il me semble, dis-je, que ces nouveaux-venus ne valent pas mieux que la reine actuellement proscrite ; & que s’ils sont plus attentifs & plus habiles à cacher les torts qu’ils font à la société, leur domination est, à bien des égards, encore plus gênante & plus dure. Je crois donc que vu l’utilité sensible, vu l’indispensable nécessité d’une usure bien ordonnée, usure aussi naturelle dans le monde moral, que l’est le cours des rivieres dans le monde matériel, il vaut autant reconnoître l’ancienne & légitime souveraine que des usurpateurs qui promettoient des merveilles, & qui n’ont changé que des mots. Je prends la plume pour rétablir, s’il se peut, cette reine détrônée, persuadé qu’elle saura se contenir dans les bornes que l’équité prescrit, & qu’elle évitera les excès qui ont occasionné sa chûte & ses malheurs ; mais parlons sans figure.

L’usure que nous allons examiner est proprement l’intérêt légal & compensatoire d’une somme prêtée à un homme aisé, dans la vue d’une utilité réciproque. L’usure ainsi modifiée & réduite parmi nous depuis un siecle au denier vingt, est ce que j’appelle usure légale ; je prétends qu’elle n’est point contraire au droit naturel, & que la pratique n’en est pas moins utile que tant d’autres négociations usitées & réputées légitimes.

Je prouve encore, ou plutôt je démontre que la même usure sous des noms différens est constamment admise par les lois civiles & par tous les casuistes ; que par conséquent toute la dispute se réduit à une question de mots ; & que tant d’invectives, qui attaquent plutôt le terme que la réalité de l’usure, ne sont le plus souvent que le cri de l’ignorance & de la prévention. Je fais voir d’un autre côté qu’elle n’est prohibée ni dans l’ancien Testament, ni dans le nouveau ; qu’elle y est même expressément autorisée ; & je montre enfin dans toute la suite de cet article que la prohibition vague, inconséquente, déraisonnable que l’on fait de l’usure, est véritablement contraire au bien de la société.

La justice ou la loi naturelle nous prescrit de ne faire tort à personne, & de rendre à chacun ce qui lui est dû, alterum non ladere, suum cuique tribuere. Initio instit. C’est le fondement de cette grande regle que le S. Esprit a consacrée, & que les paiens ont connue : « Ne faites point aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit à vous-même ». Quod ab alio oderis fieri tibi, vide ne tu aliquando alteri facias, Tob. 4. 16. ou, si on veut, dans un vers,

Ne facias aiiis quæ tu tibi facta doleres.

Or quand je prête à des gens aisés à la charge de l’intérêt légal, je ne leur fais pas le moindre tort, je leur rends même un bon office ; & pour peu qu’on les suppose équitables, ils reconnoissent que je les oblige. C’est un voisin que je mets à portée d’arranger des affaires qui le ruinoient en procès, ou de profiter d’une conjoncture pour faire une acquisition avantageuse. C’est un autre qui de mes deniers rétablit une maison qu’on n’habitoit point depuis longtems faute de réparations, ou qui vient à bout d’é-

teindre une rente fonciere & seigneuriale, tandis que

je lui donne du tems pour me rembourser à son aise. C’est enfin un troisieme qui n’a guere que l’envie de bien faire, & à qui je fournis le moyen d’entreprendre un bon négoce, ou de donner plus d’étendue à celui qu’il faisoit auparavant. Quand après cela je reçois de ces débiteurs les capitaux & les intérêts, je ne manque en rien à ce que prescrit la justice, alterum non ladere ; puisque, loin de leur nuire par ce commerce, je leur procure au contraire de vrais avantages ; & qu’en tirant des intérêts stipulés avec eux de bonne foi, je ne tire en effet que ce qui m’appartient, soit à titre de compensation du tort que m’a causé l’absence de mon argent, soit à cause des risques inséparables du prêt.

D’ailleurs un contrat fait avec une pleine connoissance, & dont les conditions respectivement utiles sont également agrées des parties, ne peut pas être sensé contrat injuste, suivant une maxime de Droit dont nos adversaires font un principe. Le créancier ; disent-ils, est lui-même la cause du dommage qu’il souffre, quand il le souffre de son bon gré & très-volontairement, de sorte que, comme on ne fait aucun tort à celui qui le veut bien, volenti non fit injuria, le débiteur ne lui doit aucun dédommagement pour tout le tems qu’il veut bien souffrir ce dommage. Confér. ecclés. de Paris sur l’usure, tome I. p. 381. On ne peut rien de plus raisonnable que ces propositions ; mais si elles sont justes quand il s’agit du créancier, elles ne changent pas de nature quand on les applique au débiteur ; c’est aussi en partie sur cette maxime, volenti non fit injuria, que nous appuyons notre prêt lucratif.

Un importun me sollicite de lui prêter une somme considérable ; & il en résulte souvent qu’au-lieu de laisser mes fonds dans les emprunts publics, au-lieu de les y porter, s’ils n’y sont pas encore, ou de faire quelque autre acquisition solide, je cede à ses importunités ; en un mot, je lui donne la préférence, & je livre mon bien entre ses mains à la condition qu’il me propose de l’intérêt ordinaire ; condition du reste que je remplis comme lui toutes les fois que J’emprunte. Peut-on dire qu’il y ait de l’injustice dans mon procédé ? N’est-il point vrai plutôt que je péche contre moi-même en m’exposant à des risques visibles, & que j’ai tort enfin de céder à des sentimens d’humanité dont je deviens souvent la victime, tandis que les dévots armés d’une sévere prudence se contentent de damner les usuriers, laissent crier les importuns, & font de leur argent des emplois plus surs & plus utiles. Mais lequel mérite mieux le nom de juste & de bienfaisant de celui qui hasarde ses fonds pour nous aider au besoin en stipulant l’intérêt légal, ou de celui qui, sous prétexte d’abhorrer l’usure, met son argent dans le commerce ou à des acquisitions solides ; qui en conséquence ne prête à personne, & abandonne ainsi les gens dans leurs détresses, sans leur donner un secours qui leur seroit très-profitable, & qui dépend de lui ?

Quoi qu’il en soit, on le voit par notre définition de l’usure, il n’est ici question ni d’aumône, ni de générosité. Ce n’est point d’ordinaire dans cet esprit que se font les stipulations & les contrats. Est-ce pour se rendre agréable à Dieu ; est-ce pour bien mériter de la patrie qu’un homme de qualité, qu’un bourgeois opulent, qu’un riche bénéficier louent leurs maisons & leurs terres ? est-ce pour gagner le ciel qu’un seigneur ecclésiastique ou laïc exige de ses prétendus vassaux des redevances de toute nature ? Non certainement. Ce n’est point aussi par ce motif qu’on prête ou qu’on loue son argent ; mais tous les jours l’on prête & l’on emprunte dans la vue très louable d’une utilité réciproque. En un mot, l’on prend & l’on donne à louage une somme de mille