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l. III. tit. vij. sect. 4. & M. Titius, observ. in Lauterbach. obs. MXXXIII. & s q. comme aussi dans son jus privatum romano-german. lib. II. cap. ix. Voila pour ce qui regarde le droit romain, consultons à présent le droit naturel.

Par le droit naturel, la prescription n’abolit point les dettes, en sorte que par cela seul que le créancier ou ses héritiers ont été un long tems sans rien demander, leur droit s’éteigne, & le débiteur soit pleinement déchargé. C’est ce que M. Thomasius a fait voir dans sa dissertation : De perpetuitate debitorum pecuniariorum, imprimée à Hall, en 1706.

Le tems, dit-il, par lui-même n’a aucune force, ni pour faire acquérir, ni pour faire perdre un droit : il faut qu’il soit accompagné de quelque autre chose qui lui communique cette puissance. De plus personne ne peut être dépouillé malgré lui du droit qu’il avoit acquis en vertu du consentement d’un autre, par celui-là même qui le lui a donné sur lui. On ne se dégage pas en agissant contre ses engagemens : & en tardant à les exécuter, on ne fait que se mettre dans un nouvel engagement, qui impose la nécessité de dédommager les intéressés. Ainsi l’obligation d’un mauvais payeur devenant par cela même plus grande & plus forte de jour en jour, elle ne peut pas, à en juger par le droit naturel tout seul, changer de nature, & s’évanouir tout d’un coup au bout d’un tems. En vain allégueroit-on ici l’intérêt du genre humain, qui demande que les procès ne soient pas éternels : car il n’est pas moins de l’intérêt commun des hommes que chacun garde la foi donnée ; que l’on ne fournisse pas aux mauvais payeurs l’occasion de s’enrichir impunément aux dépens de ceux qui leur ont prêté, que l’on exerce la justice, & que chacun puisse poursuivre son droit. D’ailleurs ce n’est pas le créancier qui trouble la paix du genre humain, en redemandant ce qui lui est dû ; c’est au-contraire celui qui ne paye pas ce qu’il doit, puisque s’il eût payé, il n’y auroit plus de matiere à procès. En usant de son droit on ne fait tort à personne, & il s’en faut bien qu’on mérite le titre odieux de plaideur, ou de perturbateur du repos public.

On ne seroit pas mieux fondé à prétendre que la négligence du créancier à redemander sa dette, lui fait perdre son droit, & autorise la prescription. Cela ne peut avoir lieu entre ceux qui vivent l’un par rapport à l’autre dans l’indépendance de l’état de nature. Je veux que le créancier ait été fort négligent : cette innocente négligence mérite-t-elle d’être plus punie que la malice nuisible du débiteur ? ou plutôt celui-ci doit-il être recompensé de son injustice ? quand même ce seroit sans mauvais dessein qu’il a si long-tems différé de satisfaire son créancier, n’est-il pas du moins coupable lui-même de négligence ? l’obligation de tenir sa parole, ne demande-t-elle pas que le débiteur cherche le créancier, plutôt que le créancier le débiteur ? ou plutôt la négligence du dernier seul, ne devroit-elle pas être punie ? d’autant plus qu’il y auroit à gagner pour lui dans la prescription ; au-lieu que l’autre y perdroit.

Mais en faisant abstraction des lois civiles, qui veulent que l’on redemande la dette dans un certain espace de tems, on ne peut pas bien traiter de négligent le créancier qui a laisse en repos son débiteur, quand même en prêtant il auroit fixé un terme au bout duquel son argent devoit lui être rendu ; car il est libre à chacun de laisser plus de tems qu’il n’en a promis, & il suffit que l’arrivée du terme avertisse le débiteur de payer. Le créancier peut avoir eu aussi plusieurs raisons de prudence, de nécessité, & de charité même, qui le rendent digne de louange, plutôt que coupable de négligence.

Enfin il n’y a pas lieu de présumer que le créancier ait abandonné la dette, comme en matiere de choses

sujettes à prescription, puisque le débiteur étant obligé de rendre non une chose en espece, mais la valeur de ce qu’on lui a prêté, il ne possede pas, à proprement parler, le bien d’autrui, & il n’est pas censé non plus le tenir pour sien. Le créancier, au-contraire, est regardé comme étant toujours en possession de son droit, tant qu’il n’y a pas renoncé expressément, & qu’il a en main de quoi le justifier. M. Thomasius explique ensuite comment la dette peut s’abolir avec le tems, par le défaut de preuves, & il montre que, hors de-là, la prescription n’avoit pas lieu par les lois des peuples qui nous sont connus, ni même par celles des Romains, jusqu’au regne de l’empereur Constance.

Il soutient aussi que par le droit naturel, la bonne foi n’est nullement nécessaire pour prescrire, pas même dans le commencement de la possession, pourvû qu’il se soit écoulé un assez long espace de tems, pour avoir lieu de présumer que le véritable propriétaire a abandonné son bien. De quelque maniere qu’on se soit mis en possession d’une chose appartenante à autrui, du moment que celui à qui elle appartient, sachant qu’elle est entre nos mains, & pouvant commodément la revendiquer, témoigne ou expressément ou tacitement, qu’il veut bien nous la laisser, on en devient légitime maître, tout de même que si on se l’étoit d’abord approprié à juste titre.

Théodose le jeune, en établissant la prescription de trente ans, ne demandoit point de bonne foi dans le possesseur : ce fut Justinien, qui à la persuasion de ses conseillers, ajouta cette condition en un certain cas ; & le droit canonique enchérit depuis sur le droit civil, en exigeant une bonne foi perpétuelle pour toute sorte de prescription. Le clergé romain trouva moyen par-là de recouvrer tôt ou tard tous les biens ecclésiastiques, de quelque maniere qu’ils eussent été aliénés, & quoique ceux entre les mains de qui ils étoient tombés les possedassent paisiblement de tems immémorial. Des princes ambitieux se sont aussi prévalus de cette hypothese, pour colorer l’usurpation des terres qu’ils prétendoient réunir à leurs états, sous prétexte que le domaine de la couronne est inaliénable, & qu’ainsi ceux qui jouissoient des biens qui en avoient été détachés, étoient de mauvaise foi en possession, puisqu’ils savoient qu’on ne peut acquérir validement de pareilles choses.

De tout cela il paroît que la maxime du droit canon, quelque air de piété qu’on y trouve d’abord, est au fond contraire au droit naturel, puisqu’elle trouble le repos du genre humain, qui demande qu’il y ait une fin à toutes sortes de procès & de diférens, & qu’au bout d’un certain tems les possesseurs de bonne foi soient à l’abri de la revendication.

Voila l’opinion de Thomasius, mais M. Barbeyrac qui paroît être du même avis en général, pense en particulier que si le véritable maître d’une chose prise ou usurpée, acquise en un mot de mauvaise foi, ne la réclame point, & ne témoigne aucune envie de la recouvrer pendant un long espace de tems, quoiqu’il sache fort bien entre les mains de qui elle est, & que rien ne l’empêche de faire valoir son droit ; en ce cas là, le possesseur injuste devient à la fin légitime propriétaire, pourvû qu’il ait déclaré d’une maniere ou d’autre, qu’il étoit tout prêt à restituer, supposé qu’il en fût requis : car alors l’ancien maître le tient quitte, & renonce manifestement, quoique tacitement, à toutes ses prétentions. Que si celui qui est entré de bonne foi en possession du bien d’autrui, vient à découvrir son erreur avant le terme de la prescription expiré, il est tenu à ce qui est du devoir d’un possesseur de bonne foi ; mais si en demeurant toujours dans la bonne foi, il gagne le terme de la prescription, soit que ce terme s’accorde exactement avec les maximes du droit naturel tout