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tant que c’est la voix publique de la renommée qui nous fait connoitre les meilleurs auteurs qui se sont rendus célebres par leur exactitude dans le langage. C’est donc d’après ces observations que je dirois que le bon usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du tems.

Ce n’est point un vain orgueil qui ôte à la multitude la droit de concourir à l’établissement du bon usage, ni une basse flatterie qui s’en rapporte à la plus nombreuse partie de la cour ; c’est la nature même du langage.

La cour est dans la société soumise au même gouvernement, ce que le cœur est dans le corps animal ; c’est le principe du mouvement & de la vie. Comme le sang part du cœur, pour se distribuer par les canaux convenables jusqu’aux extrémités du corps animal, d’où il est ensuite reporté au cœur, pour y reprendre une nouvelle vigueur, & vivifier encore les parties par où il repasse continuellement aux extrémités ; ainsi la justice & la protection partent de la cour, comme de la premiere source, pour se répandre, par le canal des lois, des tribunaux, des magistrats, & de tous les officiers préposés à cet effet, jusqu’aux parties les plus éloignées du corps politique, qui de leur côté adressent à la cour leurs sollicitations, pour y faire connoître leurs besoins, & y ranimer la circulation de protection & de justice que leur soumission & leurs charges leur donnent droit d’en attendre.

Or le langage est le lien nécessaire & fondamental de la société, qui n’auroit, sans ce moyen admirable de communication, aucune consistance durable, ni aucun avantage réel. D’ailleurs il est de l’équité que le foible emploie, pour faire connoître ses besoins, les signes les plus connus du protecteur à qui il s’adresse, s’il ne veut courir le risque de n’être ni entendu, ni secouru. Il est donc raisonnable que la cour, protectrice de la nation, ait dans le langage national une autorité prépondérante, à la charge également raisonnable que la partie la plus nombreuse de la cour l’emporte sur la partie la moins nombreuse, en cas de contestation sur la maniere de parler la plus légitime.

« Toutefois, dit M. de Vaugelas, ibid. n. 4. quelqu’avantage que nous donnions à la cour, elle n’est pas suffisante toute seule pour servir de regle ; il faut que la cour & les bons auteurs y concourent ; & ce n’est que de cette conformité qui se trouve entre les deux, que l’usage s’établit ». C’est que, comme je l’ai remarqué plus haut, le commerce de la cour & des parties du corps politique soumis à son gouvernement est essentiellement réciproque. Si les peuples doivent se mettre au fait du langage de la cour pour lui faire connoître leurs besoins & en obtenir justice & protection ; la cour doit entendre le langage des peuples, afin de leur distribuer avec intelligence la protection & la justice qu’elle leur doit, & les lois qu’elle a droit en conséquence de leur imposer.

« Ce n’est pas pourtant ; continue Vaugelas, ibid. n. 5. que la cour ne contribue incomparablement plus à l’usage que les auteurs, ni qu’il y ait aucune proportion de l’un à l’autre… Mais le consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification qui autorise [qui constate] le langage de la cour, qui marque le bon usage, & décide celui qui est douteux.

Dans une nation où l’on parle une même langue (Buffier, n. 30. 31.) & où il y a néanmoins plusieurs états, comme seroient l’Italie & l’Allemagne ; chaque état peut prétendre à faire, aussi bien qu’un autre état, la regle du bon usage. Ce-

pendant il y en a certains, auxquels un consentement

au-moins tacite de tous les autres semble donner la préférence ; & ceux-là d’ordinaire ont quelque supériorité sur les autres. Ainsi l’italien qui se parle à la cour du pape, semble d’un meilleur usage que celui qui se parle dans le reste de l’Italie » [à cause de la prééminence de l’autorité spirituelle, qui fait de Rome, comme la capitale de la république chrétienne, & qui sert même à augmenter l’autorité temporelle du pape]. « Cependant la cour du grand-duc de Toscane paroît balancer sur ce point la cour de Rome ; parce que les Toscans ayant fait diverses réflexions & divers ouvrages sur la langue italienne, & en particulier un dictionnaire qui a eu grand cours (celui de l’académie de la Crusca), ils se sont acquis par-là une réputation, que les autres contrées d’Italie ont reconnu bien fondée ; excepté néanmoins sur la prononciation : car la mode d’Italie n’autorise point autant la prononciation toscane que la prononciation romaine. »

Ceci prouve de plus en plus combien est grande sur l’usage des langues, l’autorité des gens de lettres distingués : c’est moins à cause de la souveraineté de la Toscane, qu’à cause de l’habileté reconnue des Toscans, que leur dialecte est parvenue au point de balancer la dialecte romaine ; & elle l’emporte en effet en ce qui concerne le choix & la propriété des termes, les constructions, les idiotismes, les tropes, & tout ce qui peut être perfectionné par une raison éclairée ; au-lieu que la cour de Rome l’emporte à l’égard de la prononciation, parce que c’est surtout une affaire d’agrément, & qu’il est indispensable de plaire à la cour pour y réussir.

Il sort de-là-même une autre conséquence très-importante. C’est que les gens de lettres les plus autorisés par le succès de leurs ouvrages doivent surtout être en garde contre les surprises du néologisme ou du néographisme, qui sont les ennemis les plus dangereux du bon usage de la langue nationale : c’est aux habiles écrivains à maintenir la pureté du langage, qui a été l’instrument de leur gloire, & dont l’altération peut les faire insensiblement rentrer dans l’oubli. Voyez Néologique, Néologisme.

Par rapport aux langues mortes, l’usage ne peut plus s’en fixer que par les livres qui nous restent du siecle auquel on s’attache ; & pour décider le siecle du meilleur usage, il faut donner la préférence à celui qui a donné naissance aux auteurs reconnus pour les plus distingués, tant par les nationaux que par les suffrages unanimes de la postérité. C’est à ces titres que l’on regarde comme le plus beau siecle de la langue latine, le siecle d’Auguste illustré par les Cicéron, les César, les Salluste, les Nepos, les T. Live, les Lucrece, les Horace, les Virgile, &c.

Dans les langues vivantes, le bon usage est douteux ou déclaré.

L’usage est douteux, quand on ignore quelle est ou doit être la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas seroit prépondérante.

L’usage est déclaré, quand on connoît avec évidence la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas doit être prépondérante.

I. L’usage ayant & devant avoir une égale influence sur la maniere de parler & sur celle d’écrire, précisément par les mêmes raisons ; de-là viennent plusieurs causes qui peuvent le rendre douteux.

1°. « Lorsque la prononciation d’un mot est douteuse, & qu’ainsi l’on ne sait comment on le doit prononcer… il faut de nécessité que la façon dont il se doit écrire, le soit aussi. »

2°. « La seconde cause du doute de l’usage, c’est la rareté de l’usage. Par exemple, il y a de certains mots dont on use rarement ; & à cause de cela on