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que les grammairiens allemands ont donné au verbe en leur langue, il y aura assez de justesse : ils l’appellent das zeit-wort ; le mot zeit wort est composé de zeit (tems), & de wort (mot), comme si nous disions le mot du tems. Il y a apparence que ceux qui introduisirent les premiers cette dénomination, pensoient sur le verbe comme Scaliger ; mais on peut la rectifier, en supposant, comme je l’ai dit, une métonymie de la mesure pour la chose mesurée, du tems pour l’existence.

IV. La définition que j’ai donnée du verbe, se prête encore avec succès aux divisions reçues de cette partie d’oraison ; elle en est le fondement le plus raisonnable, & elle en reçoit, comme par réflexion, un surcroît de lumiere qui en met la vérité dans un plus grand jour.

1°. La premiere division du verbe est en substantif & en adjectif ; dénominations auxquelles je voudrois que l’on substituât celles d’abstrait & de concret. Voy. Substantif, art. II.

Le verbe substantif ou abstrait est celui qui désigne par l’idée générale de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification quelconque, qui n’est point comprise dans la signification du verbe, mais qu’on exprime séparément ; comme quand on dit, Dieu est éternel, les hommes sont mortels.

Le verbe adjectif ou concret est celui qui désigne par l’idée générale de l’existence intellectuelle sous une relation à une modification déterminée, qui est comprise dans la signification du verbe ; comme quand on dit, Dieu existe, les hommes mourront.

Il suit de ces deux définitions qu’il n’y a point de verbe adjectif ou concret, qui ne puisse se décomposer par le verbe substantif ou abstrait être. C’est une conséquence avouée par tous les grammairiens, & fondée sur ce que les deux especes désignent également par l’idée générale de l’existence intellectuelle ; mais que le verbe adjectif renferme de plus dans sa signification l’idée accessoire d’une modification déterminée, qui n’est point comprise dans la signification du verbe substantif. On doit donc trouver dans le verbe substantif ou abstrait, la pure nature du verbe en général ; & c’est pour cela que les philosophes enseignent qu’on auroit pu, dans chaque langue, n’employer que ce seul verbe, le seul en effet qui soit demeuré dans la simplicité de la signification originelle & essentielle, ainsi que l’a remarqué l’auteur de la grammaire générale. (Part. II. chap. xiij. édit 1756.)

Quelle est donc la nature du verbe être, ce verbe essentiellement fondamental dans toutes les langues ? Il y a près de deux cens ans que Robert Etienne nous l’a dit, avec la naïveté qui ne manque jamais à ceux qui ne sont point préoccupés par les intérêts d’un système particulier. Après avoir bien ou mal-à-propos distingué les verbes en actifs, passifs, & neutres, il s’explique ainsi : (Traité de la grammaire françoise, Paris 1569. pag. 37.) « Oultre ces trois sortes, il y a le verbe nommé substantif, qui est estre : qui ne signifie action ne passion, mais seulement il dénote l’estre & existence ou subsistance d’une chascune chose qui est signifiée par le nom joinct avec lui : comme je suis, tu es, il est. Toutesfois il est si nécessaire à toutes actions & passions, que nous ne trouverons verbes qui ne se puissent resouldre par luy ».

Ce savant typographe, qui ne pensoit pas à faire entrer dans la signification du verbe l’idée de l’affirmation, n’y a vu que ce qui est en effet l’idée de l’existence ; & sans les préjugés, personne n’y verroit rien autre chose.

J’ajoute seulement que c’est l’idée de l’existence intellectuelle, & je me fonde sur ce que j’ai déja allégué, que les êtres abstraits & généraux, qui n’ont & ne peuvent avoir aucune existence réelle, peuvent

néanmoins être, & sont fréquemment sujets déterminés du verbe substantif.

Mais je ne déguiserai pas une difficulté que l’on peut faire avec assez de vraissemblance contre mon opinion, & qui porte sur la propriété qu’a le verbe être, d’être quelquefois substantif ou abstrait, & quelquefois adjectif ou concret : quand il est adjectif, pourroit-on dire, outre sa signification essentielle, il comprend encore celle de l’existence ; comme dans cette phrase, ce qui est touche plus que ce qui a été, c’est-à-dire, ce qui est existant touche plus que ce qui a été existant : par conséquent on ne peut pas dire que l’idée de l’existence constitue la signification spécifique du verbe substantif, puisque c’est au contraire l’addition accessoire de cette idée déterminée qui rend ce même verbe adjectif.

Cette objection n’est rien moins que victorieuse, & j’en ai déja préparé la solution, en distinguant plus haut l’existence intellectuelle & l’existence réelle. Etre est un verbe substantif, quand il n’exprime que l’existence intellectuelle : quand je dis, par exemple, Dieu est tout-puissant, il ne s’agit point ici de l’existence réelle de Dieu, mais seulement de son existence dans mon esprit sous la relation de convenance à la toute-puissance ; ainsi est, dans cette phrase, est substantif. Etre est un verbe adjectif, quand à l’idée fondamentale de l’existence intellectuelle, on ajoute accessoirement l’idée déterminée de l’existence réelle ; comme Dieu est, c’est-à-dire, Dieu est existant reellement, ou Dieu est présent à mon esprit avec l’attribut déterminé de l’existence reelle.

Quoique le verbe être puisse donc devenir adjectif au moyen de l’idée accessoire de l’existence réelle, il ne s’ensuit point que l’idée de l’existence intellectuelle ne soit pas l’idée propre de sa signification spécifique. Que dis je ? il s’ensuit au-contraire qu’il ne désigne par aucune autre-idée, quand il est substantif, que par celle de l’existence intellectuelle ; puisqu’il exprime nécessairement l’existence ou subsistance d’une chascune chose qui est signifiée par le nom joinct avec lui ; que cette existence n’est réelle que quand être est un verbe adjectif ; & qu’apparemment elle est au-moins intellectuelle quand il est substantif, parce que l’idée accessoire doit être la même que l’idée fondamentale, sauve la différence des aspects, ou que le mot est le même dans les deux cas, hors la différence des constructions.

Il faut observer que cette réflexion est d’autant plus pondérante, qu’elle porte sur un usage universel & commun à toutes les langues connues & cultivées, & qu’on ne s’est avisé dans aucune de changer le verbe substantif en adjectif, par l’addition accessoire d’une idée déterminée autre que celle de l’existence réelle, parce qu’aucune autre n’est si analogue à celle qui constitue l’essence du verbe substantif, savoir l’existence intellectuelle. Dans tous les autres verbes adjectifs, le radical du substantif est détruit, il ne paroît que celui de l’idée accessoire de la modification déterminée ; & les seules terminaisons rappellent l’idée fondamentale de l’existence intellectuelle, qui est un élément nécessaire dans la signification totale des verbes adjectifs.

2°. Les verbes adjectifs se soudivisent communément en actifs, passifs, & neutres. Cette division s’accommode d’autant mieux avec la définition générale du verbe, qu’elle porte immédiatement sur l’idée accessoire de la modification déterminée qui rend concret le sens des verbes adjectifs : car un verbe adjectif est actif, passif ou neutre, selon que la modification déterminée, dont l’idée accessoire modifie celle de l’existence intellectuelle, est une action du sujet, ou une impression produite dans le sujet sans concours de sa part, ou simplement un état qui n’est dans le sujet