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dat qui voit le sacrifice d’Iphigénie, doit être ému ; mais il ne doit point être aussi ému qu’un frere de la victime. Une femme qui assiste au jugement de Susanne, & qu’on ne reconnoît point à son air de tête ou à ses traits, pour être la sœur de Susanne ou sa mere, ne doit pas montrer le même degré d’affliction qu’une parente. Il faut qu’un jeune homme applaudisse avec plus d’empressement qu’un vieillard.

L’attention à la même chose est encore différente à ces deux âges. Le jeune homme doit paroître livré entierement à tel spectacle, que l’homme d’expérience ne doit voir qu’avec une légere attention. Le spectateur à qui l’on donne la physionomie d’un homme d’esprit, ne doit point admirer comme celui qu’on a caractérisé par une physionomie stupide. L’étonnement du roi ne doit point être celui d’un homme du peuple. Un homme qui écoute de loin, ne doit pas se présenter comme celui qui écoute de près. L’attention de celui qui voit, est différente de l’attention de celui qui ne fait qu’entendre. Une personne vive ne voit pas, & n’écoute pas dans la même attitude qu’une personne mélancolique. Le respect & l’attention que la cour d’un roi de Perse témoigne pour son maître, doivent être exprimés par des démonstrations qui ne conviennent pas à l’attention de la suite d’un consul romain pour son magistrat. La crainte d’un esclave n’est pas celle d’un citoyen, ni la peur d’une femme celle d’un soldat. Un soldat qui verroit le ciel s’entr’ouvrir, ne doit pas même avoir peur comme une personne d’une autre condition. La grande frayeur peut rendre une femme immobile ; mais un soldat éperdu doit encore se mettre en posture de se servir de ses armes, du-moins par un mouvement purement machinal. Un homme de courage attaqué d’une grande douleur, laisse bien voir sa souffrance peinte sur son visage, mais elle n’y doit point paroître telle qu’elle se montreroit sur le visage d’une femme. La colere d’un homme vif n’est pas celle d’un homme mélancolique.

On voit au maître-autel de la petite église de S. Etienne de Gènes, un tableau de Jules, romain, qui représente le martyre de ce saint. Le peintre y exprime parfaitement la différence qui est entre l’action naturelle des personnes de chaque tempérament, quoiqu’elles agissent par la même passion ; & l’on fait bien que cette sorte d’exécution ne se faisoit point par des bourreaux payés, mais par le peuple lui-même. Un des Juifs qui lapide le saint, a des cheveux roussâtres, le teint haut en couleur, enfin toutes les marques d’un homme bilieux & sanguin ; & il paroit transporté de colere ; sa bouche & ses narines sont ouvertes extraordinairement ; son geste est celui d’un furieux ; & pour lancer sa pierre avec plus d’impétuosité, il ne se soutient que sur un pié. Un autre juif placé auprès du premier, & qu’on reconnoît être d’un tempérament mélancolique, à sa maigreur, à son teint livide, à la noirceur des poils, se ramasse tout le corps en jettant sa pierre, qu’il dirige à la tête du saint. On voit bien que sa haine est encore plus forte que celle du premier, quoique son maintien & son geste ne marquent pas tant de fureur. Sa colere contre un homme condamné par la loi, & qu’il exécute par principe de religion, n’en est pas moins grande pour être d’une espece différente.

L’emportement d’un général ne doit pas être semblable à celui d’un simple soldat. Enfin il en est de même de tous les sentimens & de toutes les passions. Si je n’en parle point plus au long, c’est que j’en ai déja trop dit pour les personnes qui ont réfléchi sur le grand art des expressions, & je n’en saurois dire assez pour celles qui n’y ont pas réfléchi.

La vraisemblance poétique consiste encore dans l’observation des regles que nous comprenons, ainsi que les Italiens, sous le mot le costume, observation qui

donne un si grand mérite aux tableaux du Poussin. Suivant ces regles, il faut représenter les lieux où l’action s’est passée, tels qu’ils ont été, si nous en avons connoissance ; & quand il n’en est pas demeuré de notion précise, il faut, en imaginant leur disposition, prendre garde à ne se point trouver en contradiction avec ce qu’on en peut savoir. Les mêmes regles veulent qu’on donne aux différentes nations qui paroissent ordinairement sur la scene des tableaux, la couleur du visage & l’habitude de corps que l’histoire a remarqué leur être propres. Il est même beau de pousser la vraisemblance jusqu’à suivre ce que nous savons de particulier des animaux de chaque contrée, quand nous représentons un événement arrivé dans ce lieu-là. Le Poussin qui a traité plusieurs actions dont la scene est en Egypte, met presque toujours dans ses tableaux, des bâtimens, des arbres ou des animaux, qui par différentes raisons, sont regardés comme étant particuliers à ce pays.

M. le Brun a suivi ces regles avec la même ponctualité dans ses tableaux de l’histoire d’Alexandre. Les Perses & les Indiens s’y distinguent des Grecs à leur physionomie autant qu’à leurs armes. Leurs chevaux n’ont pas le même corsage que ceux des Macédoniens. Conformément à la vérité, les chevaux des Perses y sont représentés plus minces. On raconte que M. le Brun avoit fait dessiner à Alep des chevaux de Perse, afin d’observer le costume sur ce point-là dans ses tableaux. Il est vrai qu’il se trompa pour la tête d’Alexandre dans le premier qu’il fit : c’est celui qui représente les reines de Perse aux piés d’Alexandre. On avoit donné à M. le Brun pour la tête d’Alexandre, la tête de Minerve qui étoit sur une médaille, au revers de laquelle on lisoit le nom d’Alexandre. Ce prince, contre la vérité qui nous est connue, paroît donc beau comme une femme dans ce tableau. Mais M. le Brun se corrigea, dès qu’il eût été averti de sa méprise, & il nous a donné la véritable tête du vainqueur de Darius, dans le tableau du passage du Granique & dans celui de son entrée à Babylone. Il en prit l’idée d’après le buste de ce prince, qui se voit dans un des bosquets de Versailles sur une colonne, & qu’un sculpteur moderne a déguisé en Mars gaulois, en lui mettant un coq sur son casque ; ce buste, ainsi que la colonne qui est d’albâtre oriental, ont été apportés d’Alexandrie.

La vraisemblance poétique exige aussi qu’on représente les nations avec leurs vêtemens, leurs armes & leurs étendards ; elle exige qu’on mette dans les enseignes des Athéniens, la chouette ; dans celles des Egyptiens, la cigogne, & l’aigle dans celles des Romains ; enfin qu’on se conforme à celles de leurs coutumes qui ont du rapport avec l’action du tableau. Ainsi le peintre qui fera un tableau de la mort de Britannicus, ne représentera pas Néron & les autres convives assis autour d’une table, mais bien couchés sur des lits.

L’erreur d’introduire dans une action des personnages qui ne purent jamais être témoins, pour avoir vécu dans des tems éloignés de celui de l’action, est une erreur grossiere où nos peintres ne tombent plus. On ne voit plus un S. François écouter la prédication de S. Paul, ni un confesseur le crucifix en main, exhorter le bon larron.

Enfin la vraisemblance poétique demande que le peintre donne à ses personnages leur air de tête connu, soit que cet air nous ait été transmis par des médailles, des statues, ou par des portraits, soit qu’une tradition dont on ignore la source, nous l’ait conservé, soit même qu’il soit imaginé. Quoique nous ne sachions pas certainement comme S. Pierre étoit fait, néanmoins les peintres & les sculpteurs sont tombés d’accord par une convention tacite, de le représenter avec un certain air de tête & une certaine taille