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perçoit point dans tout son jour, il peut suspendre sa détermination ; mais supposé qu’il ne le suspende pas, il ne sauroit pencher que du côté de la plus grande apparence de vrai.

On peut demander, si dans une opinion, il ne pourroit pas y avoir des endroits mitoyens entre le vrai & le faux, qui seroient des endroits où l’esprit ne sauroit que penser. Or, dans les hypotheses pareilles, on doit regarder ce qui est mitoyen entre la vérité & la fausseté, comme s’il n’étoit rien du tout ; puisqu’en effet il est incapable de faire aucune impression sur un esprit raisonnable. Dans les occasions mêmes où il se trouve de côté & d’autres des raisons égales de juger, l’usage autorise le mot de vraissemblable ; mais comme ce vraissemblable ressemble autant au mensonge qu’à la vérité, j’aimerois mieux l’appeller douteux que vraissemblable.

Le plus haut degré du vraissemblable, est celui qui approche de la certitude physique, laquelle peut subsister peut-être elle-même avec quelque soupçon ou possibilité de faux. Par exemple, je suis certain physiquement que le soleil éclairera demain l’horison ; mais cette certitude suppose que les choses demeureront dans un ordre naturel, & qu’à cet égard il ne se fera point de miracle. La vraissemblance augmente, pour ainsi dire, & s’approche du vrai par autant de degrés, que les circonstances suivantes s’y rencontrent en plus grand nombre, & d’une maniere plus expresse.

1°. Quand ce que nous jugeons vraissemblable s’accorde avec des vérités évidentes.

2°. Quand ayant douté d’une opinion nous venons a nous y conformer, à mesure que nous y faisons plus de réflexion, & que nous l’examinons de plus près.

3°. Quand des expériences que nous ne savions pas auparavant, surviennent à celles qui avoient été le fondement de notre opinion.

4°. Quand nous jugeons en conséquence d’un plus grand usage des choses que nous examinons.

5°. Quand les jugemens que nous avons portés sur des choses de même nature, se sont vérifiés dans la suite. Tels sont à-peu-près les divers caracteres qui selon leur étendue ou leur nombre plus considérable, rendent notre opinion plus semblable à la vérité ; en sorte que si toutes ces circonstances se rencontroient dans toute leur étendue, alors comme l’opinion seroit parfaitement semblable à la vérité, elle passeroit non-seulement pour vraissemblable, mais pour vraie, ou même elle le seroit en effet. Comme une étoffe qui par tous les endroits ressembleroit à du blanc, non seulement seroit semblable à du blanc, mais encore seroit dite absolument blanche.

Ce que nous venons d’observer sur la vraissemblance en général, s’applique, comme de soi-même à la vraissemblance, qui se tire de l’autorité & du témoignage des hommes. Bien que les hommes en général puissent mentir, & que même nous ayons l’expérience qu’ils mentent souvent, néanmoins la nature ayant inspiré à tous les hommes l’amour du vrai, la présomption est que celui qui nous parle suit cette inclination ; lorsque nous n’avons aucune raison de juger, ou de soupçonner qu’il ne dit pas vrai.

Les raisons que nous en pourrions avoir, se tirent ou de sa personne, ou des choses qu’il nous dit ; de sa personne, par rapport ou à son esprit, ou à sa volonté.

1°. Par rapport à son esprit, s’il est peu capable de bien juger de ce qu’il rapporte ; 2°. si d’autres fois il s’y est mépris ; 3°. s’il est d’une imagination ombrageuse ou échauffée : caractere très-commun même parmi des gens d’esprit, qui prennent aisément l’ombre ou l’apparence des choses pour les choses mêmes ;

& le phantome qu’ils se forment, pour la vérité qu’ils croient discerner.

Par rapport à la volonté ; 1°. si c’est un homme qui se fait une habitude de parler autrement qu’il ne pense ; 2°. si l’on a éprouvé qu’il lui échappe de ne pas dire exactement la vérité ; 3°. si l’on apperçoit dans lui quelque intérêt à dissimuler : on doit alors être plus réservé à le croire.

A l’égard des choses qu’il dit ; 1°. si elles ne se suivent & ne s’accordent pas bien ; 2°. si elles conviennent mal avec ce qui nous a été dit par d’autres personnes aussi dignes de foi ; 3°. si elles sont par elles mêmes difficiles à croire, ou en des sujets où il ait pu aisément se méprendre.

Ces circonstances contraires rendent vraisemblable ce qui nous est rapporté : savoir, 1°. quand nous connoissons celui qui nous parle pour être d’un esprit juste & droit, d’une imagination réglée, & nullement ombrageuse, d’une sincérité exacte & constante ; 2°. quand d’ailleurs les circonstances des choses qu’il dit ne se démentent point entre elles, mais s’accordent avec des faits ou des principes dont nous ne pouvons douter. A mesure que ces mêmes choses sont rapportées par un plus grand nombre de personnes, la vraisemblance augmentera aussi ; elle pourra même de la sorte parvenir à un si haut degré, qu’il sera impossible de suspendre notre jugement, à la vue de tant de circonstances qui ressemblent au vrai. Le dernier degré de la vraisemblance est certitude, comme son premier degré est doute ; c’est-à-dire qu’où finit le doute, là commence la vraisemblance, & où elle finit, là commence la certitude. Ainsi les deux extrêmes de la vraisemblance sont le doute & la certitude ; elle occupe tout l’intervalle qui les sépare, & cet intervalle s’accroit d’autant plus qu’il est parcouru par des esprits plus fins & plus pénétrans. Pour des esprits médiocres & vulgaires, cet espace est toujours fort étroit ; à peine savent-ils discerner les nuances du vrai & du vraisemblable.

L’usage le plus naturel & le plus général du vraisemblable est de suppléer pour le vrai : ensorte que là où notre esprit ne sauroit atteindre le vrai, il atteigne du moins le vraisemblable, pour s’y reposer comme dans la situation la plus voisine du vrai.

1°. A l’égard des choses de pure spéculation, il est bon d’être réservé à ne porter son jugement dans les choses vraisemblables, qu’après une grande attention : pourquoi ? parce que l’apparence du vrai subsiste alors avec une apparence de faux, qui peut suspendre notre jugement jusqu’à ce que la volonté le détermine. Je dis le suspendre, car elle n’a pas la faculté de déterminer l’esprit à ce qui paroît le moins vrai. Ainsi dans les choses de pure spéculation, c’est très-bien fait de ne juger que lorsque les degrés de vraisemblance sont très-considérables, & qu’ils font presque disparoître les apparences du faux, & le danger de se tromper.

En effet dans les choses de pure spéculation, il ne se rencontre nul inconvénient à ne pas porter son jugement, lorsque l’on court quelque hasard de se tromper : or pourquoi juger, quand d’un côté on peut s’en dispenser, & que d’un autre côté en jugeant, on s’expose à donner dans le faux ? il faudroit donc s’abstenir de juger sur la plûpart des choses ? n’est-ce pas le caractere d’un stupide ? tout-au-contraire, c’est le caractere d’un esprit sensé, & d’un vrai philosophe, de ne juger des objets que par leur évidence, quand il ne se trouve nulle raison d’en user autrement : or il ne s’en trouve aucune de juger dans les choses de pure spéculation, quand elles ne sont que vraisemblables.

Cependant cette regle si judicieuse dans les choses de pure spéculation, n’est plus la même dans les choses de pratique & de conduite, où il faut par nécessité agir