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leurs débauches ; & ils ont cherché l’autorité d’un grand homme, pour appuyer les désordres de leur vie, au-lieu de profiter des sages conseils de ce philosophe, & de corriger leurs vicieuses inclinations dans son école. La réputation d’Epicure seroit en très-mauvais état, si quelques personnes désintéressées n’avoient pris soin d’étudier plus à fond sa morale. Il s’est donc trouvé des gens qui se sont informés de la vie de ce philosophe, & qui sans s’arrêter à la croyance du vulgaire, ni à l’écorce des choses, ont voulu pénétrer plus avant, & ont rendu des témoignages fort authentiques de la probité de sa personne, & de la pureté de sa doctrine. Ils ont publié à la face de toute la terre, que sa volupté étoit aussi sévere que la vertu des Stoïciens, & que pour être débauché comme Epicure, il falloit être aussi sobre que Zénon. Parmi ceux qui ont fait l’apologie d’Epicure, on peut compter Ericius Puteanus, le fameux dom Francisca de Quevedo, Sarazin, le sieur Colomiés, M. de Saint-Evremont, dont les réflexions sont curieuses & de bon goût, M. le baron Descoutures, la Mothe le Vayer, l’abbé Saint Réal, & Sorbiere. Un auteur moderne qui a donné des ouvrages d’un goût très-fin, avoit promis un commentaire sur la réputation des anciens ; celle d’Epicure devoit y être rétablie. Gassendi s’est sur-tout signalé dans la défense de ce philosophe ; ce qu’il a fait là-dessus est un chef-d’œuvre, le plus beau & le plus judicieux recueil qui se puisse voir, & dont l’ordonnance est la plus nette & la mieux reglée. M. le chevalier Temple, si illustre par ses ambassades, s’est aussi déclaré le défenseur d’Epicure, avec une adresse toute particuliere. On peut dire en général que la morale d’Epicure est plus sensée & plus raisonnable que celle des Stoïciens, bien entendu qu’il soit question du système du paganisme. Voyez l’article du Sage.

On entend communément par volupté tout amour du plaisir qui n’est point dirigé par la raison ; & en ce sens toute volupté est illicite ; le plaisir peut être consideré par rapport à l’homme qui a ce sentiment, par rapport à la société, & par rapport à Dieu. S’il est opposé au bien de l’homme qui en a le sentiment, à celui de la société, ou au commerce que nous devons avoir avec Dieu, dès-lors il est criminel. On doit mettre dans le premier rang ces voluptés empoisonnées qui font acheter aux hommes par des plaisirs d’un instant, de longues douleurs. On doit penser la même chose de ces voluptés qui sont fondées sur la mauvaise foi & sur l’infidélité, qui établissent dans la société la confusion de race & d’enfans, & qui sont suivies de soupçons, de défiance, & fort souvent de meurtres & d’attentats sur les lois les plus sacrées & les plus inviolables de la nature. Enfin on doit regarder comme un plaisir criminel, le plaisir que Dieu défend, soit par la loi naturelle qu’il a donnée à tous les hommes, soit par une loi positive, comme le plaisir qui affoiblit, suspend ou détruit le commerce que nous avons avec lui, en nous rendant trop attachés aux créatures.

La volupté des yeux, de l’odorat, & de l’ouie, est la plus innocente de toutes, quoiqu’elle puisse devenir criminelle, parce qu’on n’y détruit point son être, qu’on ne fait tort à personne ; mais la volupté qui consiste dans les excès de la bonne chere, est beaucoup plus criminelle : elle ruine la santé de l’homme ; elle abaisse l’esprit, le rappellant de ces hautes & sublimes contemplations pour lesquelles il est naturellement fait, à des sentimens qui l’attachent bassement aux délices de la table, comme aux sources de son bonheur. Mais le plaisir de la bonne chere n’est pas à beaucoup près si criminel que celui de l’ivresse, qui non-seulement ruine la santé & abaisse l’esprit, mais qui trouble notre raison & nous

prive pendant un certain tems du glorieux caractere de créature raisonnable. La volupté de l’amour ne produit point de désordres tout-à-fait si sensibles ; mais cependant on ne peut point dire qu’elle soit d’une conséquence moins dangereuse : l’amour est une espece d’ivresse pour l’esprit & le cœur d’une personne qui se livre à cette passion ; c’est l’ivresse de l’ame comme l’autre est l’ivresse du corps ; le premier tombe dans une extravagance qui frappe les yeux de tout le monde, & le dernier extravague, quoiqu’il paroisse avoir plus de raison ; d’ailleurs le premier renonce seulement à l’usage de la raison, au-lieu que celui-ci renonce à son esprit & à son cœur en même tems. Mais quand vous venez à considerer ces deux passions dans l’opposition qu’elles ont au bien de la société, vous voyez que la moins déréglée est en quelque sorte plus criminelle que l’ivresse, parce que celle-ci ne nous cause qu’un désordre passager, au-lieu que celle-là est suivie d’un déreglement durable : l’amour est d’ailleurs plus souvent une source d’homicide que le vin : l’ivresse est sincere ; mais l’amour est essentiellement perfide & infidele. Enfin l’ivresse est une courte fureur qui nous ôte à Dieu pour nous livrer à nos passions ; mais l’amour illicite est une idolatrie perpetuelle.

L’amour-propre sentant que le plaisir des sens est trop grossier pour satisfaire notre esprit, cherche à spiritualiser les voluptés corporelles. C’est pour cela qu’il a plu à l’amour-propre d’attacher à cette félicité grossiere & charnelle la délicatesse des sentimens, l’estime d’esprit, & quelquefois même les devoirs de la religion, en la concevant spirituelle, glorieuse, & sacrée. Ce prodigieux nombre de pensées, de sentimens, de fictions, d’écrits, d’histoires, de romans, que la volupté des sens a fait inventer, en est une preuve éclatante. A considérer les plaisirs de l’amour sous leur forme naturelle, ils ont une bassesse qui rebute notre orgueil. Que falloit-il faire pour les élever & pour les rendre dignes de l’homme ? Il falloit les spiritualiser, les donner pour objet à la délicatesse de l’esprit, en faire une matiere de beaux sentimens, inventer là-dessus des jeux d’imagination, les tourner agréablement par l’éloquence & la poésie. C’est pour cela que l’amour-propre a annobli les honteux abaissemens de la nature humaine : l’orgueil & la volupté sont deux passions, qui bien qu’elles viennent d’une même source, qui est l’amour propre, ne laissent pourtant pas d’avoir quelque chose d’opposé. La volupté nous fait descendre, au-lieu que l’orgueil veut nous élever ; pour les concilier, l’amour-propre fait de deux choses l’une ; ou il transporte la volupté dans l’orgueil, ou il transporte l’orgueil dans la volupté ; renonçant au plaisir des sens, il cherchera un plus grand plaisir à acquérir de l’estime ; ainsi voilà la volupté dédommagée ; ou prenant la résolution de se satisfaire du côté du plaisir des sens, il attachera de l’estime à la volupté ; ainsi voilà l’orgueil consolé de ses pertes ; mais l’assaisonnement est encore bien plus flatteur, lorsqu’on regarde ce plaisir comme un plaisir que la religion ordonne. Une femme débauchée qui pouvoit se persuader dans le paganisme qu’elle faisoit l’inclination d’un dieu, trouvoit dans l’intempérance des plaisirs bien plus sensibles ; & un dévot qui se divertit ou qui se vange sous des prétextes sacrés, trouve dans la volupté un sel plus piquant & plus agréable que la volupté même.

La plûpart des hommes ne reconnoissent qu’une sorte de volupté, qui est celle des sens ; ils la réduisent à l’intempérance corporelle, & ils ne s’apperçoivent pas qu’il y a dans le cœur de l’homme autant de voluptés différentes, qu’il y a d’especes de plaisir dont il peut abuser ; & autant d’especes différentes de plaisir, qu’il y a de passions qui agitent son ame.