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vertit assiduement que la santé est le plus grand de tous les hiens, ou celui du moins sans lequel tous les autres deviennent inutiles, ne se font point sentir.

La morale d’Aristipe, comme on voit, portoit sans détour à la Volupté, & en cela elle s’accordoit avec la morale d’Epicure. Il y avoit cependant entr’eux cette différence, que le premier regardoit comme une obligation indispensable de se mêler des affaires publiques, de s’assujettir dès sa jeunesse à la société, en possédant des charges & des emplois, en remplissant tous les devoirs de la vie civile ; & que le second conseilloit de fuir le grand monde, de préférer à l’éclat qui importune, cette douce obscurité qui satisfait, de rechercher enfin dans la solitude un sort indépendant des caprices de la fortune. Cette contrariété de sentimens entre deux grands philosophes, donna lieu au stoïcien Panétius d’appeller en raillant la volupté d’Aristipe, la volupté de-bout, & celle d’Epicure, la volupté assise.

Il s’éleva dans le quatrieme siecle de l’église un hérésiarque (Jovinian) qu’on nomma l’Aristipe & l’Epicure des chrétiens, parce qu’il osoit soutenir que la religion & la volupté n’étoient point incompatibles ; paradoxe qu’il coloroit de spécieux prétextes, en dégageant d’une part la volupté de ce qu’elle a de plus grossier ; & de l’autre, en réduisant toutes les pratiques de la religion à des simples actes de charité. Cette espece de système séduisit beaucoup de gens, sur-tout des prêtres & des vierges consacrées à Dieu ; mais S. Jérôme attaqua ouvertement le perfide hérésiarque, & sa victoire fut aussi brillante que complette. « Vous croyez, lui disoit-il, avoir persuadé ceux qui marchent sur vos traces, détrompez-vous, ils étoient déja persuadés par les penchans secrets de leur cœur ».

Jamais réputation n’a plus varié que celle d’Epicure ; ses ennemis le décrioient comme un voluptueux, que l’apparence seule du plaisir entraînoit sans cesse hors de lui-même, & qui ne sortoit de son oisiveté que pour se livrer à la débauche. Ses amis au-contraire, le dépeignoient comme un sage qui fuyoit par goût & par raison le tumulte des affaires, qui préféroit un genre de vie bien ménagé, aux flateuses chimeres dont l’ambition repaît les autres hommes, & qui par une judicieuse économie mêloit les plaisirs à l’étude, & une conversation agréable au sérieux de la méditation. Cet homme poli & simple dans ses manieres, enseignoit à éviter tous les excès qui peuvent déranger la santé, à se soustraire aux impressions douloureuses, à ne desirer que ce qu’on peut obtenir, à se conserver enfin dans une assiette d’esprit tranquille. Au fond cette doctrine étoit très-raisonnable, & l’on ne sauroit nier qu’en prenant le mot de bonheur comme il le prenoit, la félicité de l’homme ne consiste dans le plaisir. Epicure n’a point pris le change, comme presque tous les anciens philosophes qui, en parlant du bonheur, se sont attachés non à la cause formelle, mais à la cause efficiente. Pour Epicure, il considere la béatitude en elle-même & dans son état formel, & non pas selon le rapport qu’elle a à des êtres tout-à-fait externes, comme sont les causes efficientes. Cette maniere de considérer le bonheur, est sans doute la plus exacte & la plus philosophique. Epicure a donc bien fait de la choisir, & il s’en est si bien servi, qu’elle l’a conduit précisément où il falloit qu’il allât. La seul dogme que l’on pouvoit établir raisonnablement, selon cette route, étoit de dire que la béatitude de l’homme consiste dans le sentiment du plaisir, ou en général dans le contentement de l’esprit. Cette doctrine ne comporte point pour cela que l’on établit le bonheur de l’homme dans la bonne chere & dans les molles amours : car tout au plus ce ne peuvent être que des causes efficientes, & c’est de quoi

il ne s’agit pas ; quand il s’agira des causes efficientes, on vous marquera les meilleures, on vous indiquera d’un côté les objets les plus capables de conserver la santé de votre corps, & de l’autre les occupations les plus propres à prévenir les chagrins de l’esprit ; on vous prescrira donc la sobriété, la tempérance, & le combat contre les passions tumultueuses & déréglées, qui ôtent à l’ame la tranquillité d’esprit qui ne contribue pas peu à son bonheur : on vous dira que la volupté pure ne se trouve ni dans la satisfaction des sens, ni dans l’émotion des appétits ; la raison en doit être la maîtresse, elle en doit être la regle, les sens n’en sont que les ministres, & ainsi quelques délices que nous espérions dans la bonne chere, dans les plaisirs de la vue, dans les parfums & la musique, si nous n’approchons de ces choses avec une ame tranquille, nous serons trompés, nous nous abuserons d’une fausse joie, & nous prendrons l’ombre du plaisir pour le plaisir même. Un esprit troublé & emporté loin de lui par la violence des passions, ne sauroit goûter une volupté capable de rendre l’homme heureux. C’étoient là les voluptés dans lesquelles Epicure faisoit consister le bonheur de l’homme. Voici comment il s’en explique : c’est à Ménecée qu’il écrit : « Encore que nous disions, mon cher Ménecée, que la volupté est la fin de l’homme, nous n’entendons pas parler des voluptés sales & infâmes, & de celles qui viennent de l’intempérance & de la sensualité. Cette mauvaise opinion est celle des personnes qui ignorent nos préceptes ou qui les combattent, qui les rejettent absolument ou qui en corrompent le vrai sens ». Malgré cette apologie qu’il faisoit de l’innocence de sa doctrine contre la calomnie & l’ignorance, on se récria sur le mot de volupté ; les gens qui en étoient déja gâtés en abuserent ; les ennemis de la secte s’en prévalurent, & ainsi le nom d’épicurien devint très-odieux. Les Stoïciens qu’on pourroit nommer les jansénistes du paganisme, firent tout ce qu’ils purent contre Epicure, afin de le rendre odieux & de le faire persécuter. Ils lui imputerent de ruiner le culte des dieux, & de pousser dans la débauche le genre humain. Il ne s’oublia point dans cette rencontre, il sut penser & agir en philosophe ; il exposa ses sentimens aux yeux du public ; il fit des ouvrages de piété ; il recommanda la vénération des dieux, la sobriété, la continence ; il ne se plaignit point des bruits injurieux qu’on versoit sur lui à pleines mains. « J’aime mieux, disoit-il les souffrir & les passer sous silence, que de troubler par une guerre désagréable la douceur de mon repos ». Aussi le public, du moins celui qui veut connoître avant que de juger, se déclara-t-il en toutes les occasions pour Epicure ; il estimoit sa probité, son éloignement des vaines disputes, la netteté de ses mœurs, & cette grande tempérance dont il faisoit profession, & qui loin d’être ennemie de la volupté, en est plutôt l’assaisonnement. Sa patrie lui éleva plusieurs statues ; d’ailleurs ses vrais disciples & ses amis particuliers vivoient d’une maniere noble & pleine d’égards les uns pour les autres ; ils portoient à l’excès tous les devoirs de l’amitié, & préféroient constamment l’honnête à l’agréable. Un maître qui a su inspirer tant d’amour pour les vertus douces & bienfaisantes, ne pouvoit manquer d’être un grand homme ; mais on ne doit pas reconnoître pour ses disciples quelques libertins qui ayant abusé du nom de ce philosophe, ont ruiné la réputation de sa secte. Ces gens ont donné à leurs vices l’inscription de sa sagesse, ils ont corrompu sa doctrine par leurs mauvaises mœurs, & se sont jetté en foule dans son parti, seulement parce qu’ils entendoient qu’on y louoit la volupté, sans approfondir ce que c’étoit que cette volupté. Ils se sont contentés de son nom en général, & l’ont fait servir de voile à