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Les Payens en général avoient de la Divinité des idées trop grossieres, pour sentir toute l’indécence du vœu conditionnel. Qu’est-ce en effet que ce marché insolent que la créature ose faire avec son créateur ? c’est comme si elle disoit : « Seigneur, je sais que telle ou telle chose seroit agréable à vos yeux ; mais avant que de me déterminer à la faire, composons. Voulez-vous de votre côté m’accorder telle ou telle grace (qui m’importe en effet plus que ce que je vous offre) ? c’est une affaire faite ; pourvu cependant, pour ne rien donner à la surprise, que vous vous désaisissiez le premier. Autrement, n’attendez rien de moi ; je ne suis pas d’humeur à me gêner pour vous complaire, à moins que d’ailleurs je n’y trouve mon compte » ..... Eh ! qui es-tu, mortel audacieux, pour oser traiter de la sorte avec ton Dieu, & mettre un indigne prix à tes hommages ? Il semble que tu craignes d’en trop faire ; mais ce que tu peux n’est-il pas à cet égard la mesure exacte de ce que tu dois ? Commence donc par faire sans condition ce que tu sais devoir plaire à l’auteur de ton existence, & lui abandonne le reste. Peut-être que touché de ta soumission il se portera à te refuser l’objet de tes vœux inconsidérés, cette grace funeste qui causeroit ta perte.

Evertere domos totas, optantibus ipsis,
Di faciles.

Nous regardons en pitié le stupide africain, qui tantôt prosterné devant son idole, & tantôt armé contre elle, aujourd’hui la porte en triomphe & demain la traîne ignominieusement, lui prodiguant tour-à-tour les cantiques & les invectives, l’encens & les verges ; selon que les évenemens le mettent vis-à-vis d’elle de bonne ou de mauvaise humeur. Mais l’homme qui a fait un vœu ne se rend-il pas jusqu’à un certain point coupable d’une extravagance & d’une impiété à-peu près semblables, lorsque n’avant pas obtenu ce qui en étoit l’objet, il se croit dispensé de l’accomplir ? N’est-ce pas, autant qu’il est en lui, punir la Divinité, que de la frustrer d’un acte religieux qu’il savoit lui devoir être agréable, & dont il lui avoit, pour ainsi dire, fait fête ? Je ne vois ici d’autre différence entre l’habitant de la zône brûlée & celui de la zône tempérée, que celle qui se remarque entre le paysan grossier & l’homme bien né, dans la maniere de corriger leur enfant. Le premier s’emporte avec indécence & use brutalement de peines afflictives : l’autre, plus modéré en apparence, y substitue aussi efficacement la privation de quelque plaisir annonce d’avance, & présenté dans une riante perspective.

Je ne prétens pas au reste que ces sentimens soient bien distinctement articulés dans le cœur de tout homme qui fait un vœu : mais enfin ils y sont, en raccourci du-moins & comme repliés sur eux-mêmes ; & sa conduite en est le développement. Il faut donc convenir que pour n’y rien trouver d’offensant, il est bien nécessaire que Dieu aide à la lettre ; & qu’ici, comme en beaucoup d’autres rencontres, par une condescendance bien digne de sa grandeur & de sa bonté, il se prête à la foiblesse & à l’imperfection de sa créature. Mais ne seroit-ce pas mieux fait de lui sauver cette nécessité ?

Tout ce qui peut caractériser un véritable marché se retrouve d’ailleurs dans le vœu conditionnel. On renfle ses promesses, à proportion du prix qu’on attache à la faveur qu’on attend...

Nunc te marmoreum ... fecimus ...
Si foetura gregem suppleverit, aureus esto.

Il n’est pas non plus douteux que qui avoit promis une hécatombe, se comparant à celui qui pour pareil évenement & en pareilles circonstances n’a-

voit promis qu’un bœuf, n’estimât son espérance

d’être exaucé mieux fondée dans la raison de 100 à 1. Peut-on supposer que les dieux n’entendissent pas leur intérêt, ou qu’ils ne sussent pas compter ?

Mais si plûtôt on eût voulu supposer (ce qui est très-vrai) que la Divinité n’a besoin de rien pour elle-même & qu’elle aime les hommes, on en eût conclu que les offres les plus déterminantes qu’on puisse lui faire sont celles qui se trouvent liées à quelque utilité réelle pour la société : & le vœu conditionnel, dirigé de ce côté là, eût pu du-moins, à raison de ses suites, trouver grace à ses yeux. Mais ces réflexions étoient encore trop subtiles pour le commun des payens. Accoutumés à prêter à leurs dieux leurs propres goûts & leurs propres passions, il étoit naturel que dans leurs vœux ils cherchassent à les tenter par l’appât des mêmes biens qui sont en possession d’exciter l’humaine cupidité. Et comme entre ceux-ci l’or & l’argent tiennent sans contredit le premier rang ; delà cet amas prodigieux de richesses dont regorgeoient leurs temples & autres lieux de dévotion, à proportion de leur célébrité. Richesses, qui détournées une fois de la voie de la circulation n’y rentroient plus, & y laissoient pour le commerce un vuide ruineux & irréparable. Delà l’appauvrissement insensible des états, pour enrichir quelques lieux particuliers, où tant de matieres précieuses alloient se perdre comme dans un gouffre ; n’y servant tout-au-plus qu’à une vaine montre, & à nourrir l’ostentation puérile des ministres qui en étoient les dépositaires souvent infideles.

Peut-être s’imagine-t-on que c’étoit au-moins une ressource toute prête dans les besoins pressans de l’état. Tout porte en effet à le penser ; & c’eût été un bien réel qui pouvoit naître de l’abus même : mais malheur au prince qui dans les pays même de son obéissance eût osé le tenter, & faire passer à la monnoie tous ces ex voto, ou seulement partie, pour se dispenser de fouler ses peuples ! Toute la cohorte des prêtres n’eût pas manqué de crier aussitôt à l’impie & au sacrilége ; on l’eût chargé d’anathèmes ; on l’eût menacé hautement de la vengeance céleste ; & plus d’un bras armé sourdement d’un fer sacré se fût prêté à l’exécution. Que sait-on ? ce même peuple dont il eût cherché à procurer le soulagement, vendu, comme il l’étoit, à la superstition & à ses prêtres, eût peut-être été le premier à rejetter le bienfait, & à se soulever contre le bienfaiteur. Pour en faire perdre l’envie à qui eût pu être tenté de l’entreprendre, on faisoit courir certaines histoires sur les châtimens effrayans qui devoient avoir suivi pareils attentats ; on les débitoit ornées de toutes les circonstances qui pouvoient leur assurer leur effet, & la légende payenne insistoit fort sur ces articles. On citoit en particulier l’exemple de nos bons ancêtres les Gaulois, qui, dans une émigration sous Brennus, avoient trouvé bon, en passant par Delphes, de s’accommoder des offrandes du temple d’Apollon ; exemple néanmoins des plus mal choisis, puisqu’on ne pouvoit se dissimuler que, malgré leur sacrilége présumé, ils n’avoient pas laissé de se faire en Asie un assez bon établissement. Les Gaulois de leur côté avoient aussi leurs histoires, pour servir d’épouvantail aux impies & de sauve-garde à leurs propres temples. L’or de Toulouse n’étoit-il pas passé en proverbe ? Voyez Aul. Gell. l. III. c. ix. Enfin une nouvelle religion ayant paru dans le monde, les princes qui l’avoient embrassée, affranchis par elle de ces vaines terreurs, firent main-basse indistinctement sur tous les ex voto : leur témérité n’eut aucune mauvaise suite, & il se trouva que cet or étoit dans le commerce d’un aussi bon emploi que tout autre. C’est ainsi qu’une secte amasse & thésaurise, sans le savoir, pour sa plus cruelle ennemie ; & souvent dans la même secte, une branche particu-