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les avantages de sa condition, & sans autre forme d’émancipation ou changement d’état, elle acquéroit le droit de tester, & n’étoit plus liée à la puissance paternelle.

Rien de plus nouveau dans la société, que la condition d’une fille qui pouvoit tester à l’âge de six ans ; rien de plus étrange qu’une pleine majorité du vivant même du pere, & avant le nombre d’années que les lois donnent à la raison. Elle étoit habile à la succession au sortir des vestales, où elle portoit une dot dont elle disposoit selon sa volonté. Leur bien restoit à la maison si elles mouroient sans testament : elles perdoient à la vérité le droit d’hériter ab intestat. Une vestale disposoit même de son bien sans l’entremise d’un curateur : ce qu’il y avoit de bisarre en cela, c’est que cette prérogative dont on vouloit bien gratifier des vierges si pures, avoit été jusques-là le privilege des femmes qui avoient eu au-moins trois enfans.

Il y a apparence que dans les premiers tems le respect des peuples leur tint lieu d’une infinité de privileges, & que les vertus des vestales suppléoient à tous ces honneurs d’établissement, qui leur firent accordés dans la suite, selon le besoin & le zèle du peuple romain.

Ce fut dans ces tems si purs que la pitié d’Albinus se signala à leur égard. Les Gaulois étoient aux portes de Rome, & tout le peuple dans la consternation ; les uns se jettent dans le capitole pour y défendre, selon Tite-Live, les dieux & les hommes ; ceux d’entre les vieillards qui avoient obtenu les honneurs du triomphe & du consulat, s’enferment dans la ville, pour soutenir par leur exemple le commun du peuple.

Les vestales dans ce desordre général, après avoir délibéré sur la conduite qu’elles avoient à tenir à l’égard des dieux & des dépouilles du temple, en cacherent une partie dans la terre près de la maison du sacrificateur, qui devint un lieu plus saint, & qui fut honoré dans la suite jusqu’à la superstition ; elles chargerent le reste sur leurs épaules, & s’en alloient, dit Tite-Live, le long de la rue qui va du pont de bois au janicule.

Cet Albinus, homme plébéien, fuyoit par le même chemin avec sa famille, qu’il emmenoit sur un chariot. Il fut touché d’un saint respect a la vue des vestales ; il crut que c’étoit blesser la religion que de laisser des prêtresses, &, pour ainsi dire, des dieux même à pié ; il fit descendre sa femme & ses enfans, & mit à la place non-seulement les vestales, mais ce qui se trouva de pontifes avec elles : il se détourna de son chemin, dit Valere Maxime, & les conduisit jusqu’à la ville de Céré, où elles furent reçues avec autant de respect, que si l’état de la république avoit été aussi florissant qu’à l’ordinaire. La mémoire d’une si sainte hospitalité, ajoute l’historien, s’est conservée jusqu’à nous : c’est de-là que les sacrifices ont été appellés cérémonies, du nom même de la ville ; & cet équipage vil & rustique où il ramassa si à-propos les vestales, a égalé ou passé la gloire du char de triomphe le plus riche & le plus brillant.

On a lieu de croire que dans cet effroi des vestales, le service du feu sacré souffrit quelque interruption. Elles se chargerent de porter par-tout le culte de Vesta, & d’en continuer les solemnités tant qu’il y en auroit quelqu’une qui survivroit à la ruine de Rome ; mais il ne paroît point que dans la conjoncture présente elles eussent pourvu au foyer de Vesta, ni que cette flamme fatale ait été compagne de leur fuite. Peut-être eût-il été plus digne d’elles d’attendre tout événement dans l’intérieur de leur temple, & au milieu des fonctions du sacerdoce. La vue d’une troupe de prêtresses autour d’un brasier sacré, dans un lieu jusque-là inaccessible, recueillies ainsi au milieu de la désolation publique, n’eût pas été moins digne de

respect & d’admiration, que l’aspect de tous ces sénateurs qui attendoient la fin de leur destinée assis à leur porte avec une gravité morne, & revêtus de tous les ornemens de leur dignité. Peut-être aussi eurent-elles raison de craindre l’insolence des barbares, & des inconvéniens plus grands que l’extinction même du feu sacré.

Quoi qu’il en soit, l’action d’Albinus devint à la postérité une preuve éclatante & du respect avec lequel on regardoit les vestales, & de la simplicité de leurs mœurs : elles ignoroient encore l’usage de ces marques extérieures de grandeur qui se multiplierent si fort dans la suite : ce ne fut que sous les triumvirs qu’elles commencerent à ne plus paroître en public qu’accompagnées d’un licteur. Les faisceaux que l’on porta devant elles imposerent au peuple, & l’écarterent sur leur route. Il manquoit à la vérité à cette distinction une cause plus honorable ; l’honneur eût été entier s’il n’eût pas été en même tems une précaution contre l’emportement des libertins, & si au rapport de Dion Cassius, ce nouveau respect n’eût pas été déterminé par le violement d’une vestale.

Ce fut apparemment dans ce tems-là que les préséances furent réglées entre les vestales & les magistrats. Si les consuls ou les préteurs se trouvoient sur leur chemin, ils étoient obligés de prendre une autre route ; ou si l’embarras étoit tel, qu’ils ne pussent éviter leur rencontre, ils faisoient baisser leurs haches & leurs faisceaux devant elles, comme si dans ce moment ils eussent remis entre leurs mains l’autorité dont ils étoient revêtus, & que toute cette puissance consulaire se fût dissipée devant des filles, qui avoient été chargées des plus grands mysteres de la religion par la préférence même des dieux, & qui tenoient, pour ainsi dire, de la premiere main, les ressources & la destinée de l’empire.

On les regardoit donc comme personnes sacrées, & à l’abri de toute violence, du-moins publique. Ce fut par-là que l’entreprise des tribuns contre Claudius fut rompue. Comme il triomphoit malgré leur opposition, ils entreprirent de le renverser de son char au milieu même de la marche de son triomphe. La vestale Claudia sa fille avoit suivi tous leurs mouvemens. Elle se montra à-propos, & se jetta dans le char, au moment même que le tribun alloit renverser Claudius : elle se mit entre son pere & lui, & arrêta par ce moyen la violence du tribun, retenu alors malgré sa fureur par cet extrème respect qui étoit dû aux vestales, & qui ne laissoit à leur égard qu’aux pontifes seuls la liberté des remontrances, & des voies de fait : ainsi, l’un alla en triomphe au capitole, & l’autre au temple de Vesta ; & on ne put dire à qui on devoit le plus d’acclamations, ou à la victoire du pere, ou à la piété de la fille.

Le peuple étoit sur le caractere des vestales dans une prévention religieuse, dont rien n’eût pu le dépouiller. Ce n’étoit pas seulement le dépôt qui leur étoit confié qui avoit établi cette prévention, mais une infinité de marques extérieures d’autorité & de puissance.

Quelle impression ne devoit point faire sur lui cette prérogative si singuliere, de pouvoir sauver la vie à un criminel qu’elles rencontroient sur leur chemin, lorsqu’on le menoit au supplice ? La seule vue de la vestale étoit la grace du coupable. A la vérité elles étoient obligées de faire serment qu’elles se trouvoient là sans dessein, & que le hasard seul avoit part à cette rencontre.

Elles étoient de tout tems appellées en témoignage & entendues en justice, mais elles n’y pouvoient être contraintes. Pour faire plus d’honneur à la religion, elles étoient bien aises qu’on les crût sur une déposition toute simple, sans être obligées de jurer par la déesse Vesta, qui étoit la seule divinité qu’el-