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la conscience & la vertu semblent n’être que des préjugés qui varient selon les nations ; sans le réfuter en détail, nous dirons seulement que ces usages qu’il nous allegue, ont pu être bons dans leur origine, & s’être corrompus dans la suite ; que d’institutions nous paroissent absurdes, parce que nous en ignorons les motifs ? ce n’est pas sur des exposés souvent infideles, que des observateurs philosophes doivent fonder leur jugement. Le vol autorisé par les lois, avoit à Lacédémone son but & son utilité, & l’on en concluroit mal qu’il fût un crime chez les Spartiates ou qu’il ne l’est pas ailleurs : quoi qu’il en soit, il est certain que par tout l’homme désintéressé veut essentiellement le bien ; il peut s’égarer dans la voie qu’il choisit, mais sa raison est au-moins infaillible, en ce qu’il n’adopte jamais le mal comme mal, le vice comme vice, mais l’un & l’autre souvent comme revêtus des apparences du bien & de la vertu. Ces sauvages par exemple, qui tuent leurs malades, qui tranchent les jours de leurs peres lorsqu’ils sont infirmes & languissans, ne le font que par un principe d’humanité mal entendu, la pitié est dans leur intention & la cruauté dans leurs moyens. Quelle que soit la corruption de l’homme, il n’en est point d’assez affreux pour se dire intrépidément à lui-même : « je m’abandonne au crime, à l’inhumanité, comme à la perfection de ma nature ; il est beau d’aimer le vice & de haïr la vertu, il est plus noble d’être ingrat que reconnoissant ». Non, le vice en lui-même est odieux à tous les hommes ; il en coute encore au méchant le plus résolu pour consommer ses attentats, & s’il pouvoit obtenir les mêmes succès sans crime, ne doutons pas qu’il hésitât un instant. Je ne prétends point justifier les illusions, les fausses idées que les hommes se font sur la vertu ; mais je dis que malgré ces écarts, & des apparentes contradictions, il est des principes communs qui les réunissent tous ; que la vertu soit aimable & digne de récompense, que le vice soit odieux & digne de punition, c’est une vérité de sentiment à laquelle tout homme est nécessité de souscrire. On a beau nous opposer des philosophes, des peuples entiers rejettant presque tous les principes moraux, que prouveroit-on par-là, que l’abus ou la négligence de la raison, à moins qu’on ne nie ces principes parce qu’ils ne sont pas innés, ou tellement empreints dans notre esprit, qu’il soit impossible de les ignorer, de les envisager sous des aspects divers ? d’ailleurs ces peuples qui n’ont eu aucune idée de la vertu, tout aussi obscurs que peu nombreux, de l’aveu d’un auteur fort impartial (Bayle), les regles des mœurs se sont toujours conservées partout où l’on a fait usage de la raison : « y a-t-il quelque nation, disoit le plus éloquent des philosophes, où l’on n’aime pas la douceur, la bonté, la reconnoissance, où l’on ne voie pas avec indignation les orgueilleux, les malfaiteurs, les hommes ingrats ou inhumains ? » Empruntons encore un instant les expressions d’un auteur moderne, qu’il n’est pas besoin de nommer : « Jettez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires, parmi tant de cultes inhumains & bisarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs, de caracteres, vous trouverez par-tout les mêmes idées de justice & d’honnêteté, par-tout les mêmes notions du bien & du mal. Le paganisme enfanta des dieux abominables, qu’on eût puni ici-bas comme des scélérats, & qui n’offroient pour tableau du bonheur suprème, que des forfaits à commettre, & des passions à contenter ; mais le vice armé d’une autorité sacrée, descendoit en-vain du séjour éternel, l’instinct moral le repoussoit du cœur des humains. En célébrant les débauche de Jupiter, on admiroit la continence de Xénocrate ; la chaste Lucrèce adoroit l’impudique

Vénus ; l’intrépide Romain sacrifioit à la Peur, il invoquoit le dieu qui mutila son pere, & mouroit sans murmure de la main du sien ; les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes ; la sainte voix de la Nature, plus forte que celle des dieux, se faisoit respecter sur la terre, & sembloit releguer dans les cieux le crime avec les coupables ».

Cependant si la vertu étoit si facile à connoître, d’où viennent, dit-on, ces difficultés en certains points de morale ? que de travaux pour fixer les limites qui séparent le juste & l’injuste, le vice & la vertu ! considerez la forme de cette justice qui nous gouverne, c’est un vrai témoignage de notre foiblesse, tant il y a de contradictions & d’erreurs. 1o. L’intérêt, les préjugés, les passions, jettent souvent d’épais nuages sur les vérités les plus claires ; mais voyez l’homme le plus injuste lorsqu’il s’agit de son intérêt ; avec quelle équité, quelle justesse il décide, s’il s’agit d’une affaire étrangere ! transportons-nous donc dans le vrai point de vue, pour discerner les objets ; recueillons-nous avec nous mêmes, ne confondons point l’œuvre de l’homme avec celle du Créateur, & nous verrons bien-tôt les nuages se dissiper, & la lumiere éclater du sein des tenebres. 2o. Toutes les subtilités des casuistes, leurs vaines distinctions, leurs fausses maximes, ne portent pas plus d’atteinte à la simplicité de la vertu, que tous les excès de l’idolatrie à la simplicité de l’Être éternel. 3o. Les difficultés qui se présentent dans la morale ou le droit naturel, ne regardent pas les principes généraux, ni même leurs conséquences prochaines, mais seulement certaines conséquences éloignées, & peu intéressantes en comparaison des autres ; des circonstances particulieres, la nature des gouvernemens, l’obscurité, les contradictions des lois positives, rendent souvent compliquées des questions claires en elles-mêmes ; ce qui démontre seulement que la foiblesse des hommes est toujours empreinte dans leurs ouvrages. Enfin la difficulté de résoudre quelques questions de morale, suffira-t-elle pour ébranler la certitude des principes & des conséquences les plus immédiates ? c’est mal raisonner contre des maximes évidentes, & sur-tout contre le sentiment, que d’entasser à grands frais des objections & des difficultés ; l’impuissance même de les resoudre ne prouveroit au fond que les bornes de notre intelligence. Que de faits démontrés en physique, contre lesquels on forme des difficultés insolubles !

On nous fait une objection plus grave ; c’est, disent-ils, uniquement parce que la vertu est avantageuse, qu’elle est si universellement admirée : eh ! cela seul ne prouveroit-il pas que nous sommes formés pour elle ? puisque l’auteur de notre être qui veut sans doute nous rendre heureux, a mis entre le bonheur & la vertu, une liaison si évidente & si intime, n’est-ce pas la plus forte preuve que celle-ci est dans la nature, qu’elle entre essentiellement dans notre constitution ? Mais quels que soient les avantages qui l’accompagnent, ce n’est pas cependant la seule cause de l’admiration qu’on a pour elle ; peut-on croire en effet, que tant de peuples dans tous les tems & dans tous les lieux, se soient accordés à lui rendre des hommages qu’elle mérite, par des motifs entierement intéressés, ensorte qu’ils se soient crus en droit de mal faire, dès qu’ils l’ont pû sans danger ? N’est-on pas plus fondé de dire, qu’indépendamment d’aucun avantage immédiat, il y a dans la vertu je ne sai quoi de grand, de digne de l’homme qui se fait d’autant mieux sentir, qu’on médite plus profondement ce sujet ? Le devoir & l’utile sont deux idées très-distinctes pour quiconque veut réfléchir, & le sentiment naturel suffit même à cet égard ; quand Themistocle eut annoncé à ses concitoyens que le