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être permanent à ces êtres successifs, nous disons qu’il a duré un certain tems.

On dit donc qu’un être dure, lorsqu’il co-existe à plusieurs autres êtres successifs dans une suite continue. Ainsi la durée d’un être devient explicable & commensurable par l’existence successive de plusieurs autres êtres ; car on prend l’existence d’un seul de ces êtres successifs pour un, celle de deux pour deux, & ainsi des autres ; & comme l’être qui dure leur coexiste à tous, son existence devient commensurable par l’existence de tous ces êtres successifs. On dit, par exemple, qu’un corps emploie du tems à parcourir un espace, parce qu’on distingue l’existence de ce corps dans un seul point, de son existence dans tout autre point ; & on remarque que ce corps ne sauroit exister dans le second point, sans avoir cessé d’exister dans le premier, & que l’existence dans le second point suit immédiatement l’existence dans le premier. Et en tant qu’on assemble ces diverses existences & qu’on les considere comme faisant un, on dit que ce corps emploie du tems pour parcourir une ligne. Ainsi le tems n’est rien de réel dans les choses qui durent ; mais c’est un simple mode ou rapport extérieur, qui dépend uniquement de l’esprit, en tant qu’il compare la durée des êtres avec le mouvement du soleil, & des autres corps extérieurs, ou avec la succession de nos idées. Car lorsqu’on fait attention à l’enchaînement des idées de notre ame, on se représente en même tems le nombre de toutes ces idées qui se succedent ; & de ces deux idées, savoir de l’ordre de leur succession & de leur nombre, on se forme une troisieme idée, qui nous représente le tems comme une grandeur qui s’augmente continuellement.

L’esprit ne considere donc dans la notion abstraite du tems, que les êtres en général ; & abstraction faite de toutes les déterminations que ces êtres peuvent avoir, on ajoute seulement à cette idée générale, qu’on en a retenu celle de leur non-co-existence, c’est-à-dire, que le premier & le second ne peuvent point exister ensemble, mais que le second suit le premier immédiatement, & sans qu’on en puisse faire exister un autre entre deux, faisant encore ici abstraction des raisons internes, & des causes qui les font succéder l’un à l’autre. De cette maniere l’on se forme un être idéal, que l’on fait consister dans un flux uniforme, & qui doit être semblable dans toutes ses parties.

Cet être abstrait doit nous paroître indépendant des choses existantes, & subsistant par lui-même. Car puisque nous pouvons distinguer la maniere successive d’exister des êtres, de leurs déterminations internes, & des causes qui font naître cette succession, nous devons regarder le tems à part comme un être constitué hors des choses, capable de subsister sans elles. Et comme nous pouvons aussi rendre à ces déterminations générales les déterminations particulieres, qui en font des êtres d’une certaine espece, il nous doit sembler que nous faisons exister quelque chose dans cet être successif qui n’existoit point auparavant, & que nous pouvons de nouveau l’ôter sans détruire cet être. Le tems doit aussi nécessairement être considéré comme continu ; car si deux êtres successifs A & B ne sont pas censés continus dans leur succession, on en pourra placer un ou plusieurs entre deux, qui existeront après que A aura existé, & avant que B existe. Or par-là même on admet un tems entre l’existence successive d’A & de B. Ainsi on doit considérer le tems comme continu. Toutes ces notions peuvent avoir leur usage, quand il ne s’agit que de la grandeur de la durée & de composer les durées de plusieurs êtres ensemble. Comme dans la Géométrie on n’est occupé que de ces sortes de considérations, on peut fort bien mettre alors la

notion imaginaire à la place de la notion réelle. Mais il faut bien se garder dans la Métaphysique & dans la Physique de faire la même substitution ; car alors on tomberoit dans les difficultés de faire de la durée un être éternel, & de lui donner tous les attributs de Dieu.

Le tems n’est donc autre chose que l’ordre des êtres successifs, & on s’en forme une idée en tant qu’on ne considere que l’ordre de leur succession. Ainsi il n’y a point de tems sans des êtres véritables & successifs, rangés dans une suite continue ; & il y a du tems, aussi-tôt qu’il existe de tels êtres. Mais cette ressemblance dans la maniere de se succéder des êtres, & cet ordre qui naît de leur succession, ne sont pas ces choses elles-mêmes.

Il en est du tems comme du nombre, qui n’est pas les choses nombrées, & du lieu, qui n’est pas les choses placées dans ce lieu : le nombre n’est qu’un aggrégé des mêmes unités, & chaque chose devient une unité, quand on considere le tout simplement comme un être ; ainsi le nombre n’est qu’une relation d’un être considéré à l’égard de tous ; & quoiqu’il soit différent des choses nombrées, cependant il n’existe actuellement qu’en tant qu’il existe des choses qu’on peut réduire comme des unités sous la même classe. Ces choses posées, on pose un nombre, & quand on les ôte, il n’y en a plus. De même le tems, qui n’est que l’ordre des successions continues, ne sauroit exister, à-moins qu’il n’existe des choses dans une suite continue ; ainsi il y a du tems lorsque ces choses sont, & on l’ôte, quand on ôte ces choses ; & cependant il est, comme le nombre, différent de ces choses qui se suivent dans une suite continue. Cette comparaison du tems & du nombre peut servir à se former la véritable notion du tems, & à comprendre que le tems, de même que l’espace, n’est rien d’absolu hors des choses.

Quant à Dieu, on ne peut pas dire qu’il est dans le tems, car il n’y a point de succession en lui, puisqu’il ne peut lui arriver de changement. Dieu est toujours le même, & ne varie point dans sa nature. Comme il est hors du monde, c’est-à-dire, qu’il n’est point lié avec les êtres dont l’union constitue le monde, il ne co-existe point aux êtres successifs comme les créatures. Ainsi sa durée ne peut se mesurer par celle des êtres successifs ; car quoique Dieu continue d’exister pendant le tems, comme le tems n’est que l’ordre de la succession des êtres, & que cette succession est immuable par rapport à Dieu, auquel toutes les choses avec tous leurs changemens sont présentes à la fois, Dieu n’existe point dans le tems. Dieu est à la fois tout ce qu’il peut être, au lieu que les créatures ne peuvent subir que successivement les états dont elles sont susceptibles.

Le tems actuel n’étant qu’un ordre successif dans une suite continue, on ne peut admettre de portion du tems, qu’en tant qu’il y a eu des choses réelles qui ont existé & cessé d’exister ; car l’existence successive fait le tems, & un être qui co-existe au moindre changement actuel dans la nature, a duré le petit tems actuel ; & les moindres changemens, par exemple, les mouvemens des plus petits animaux, désignent les plus petites parties actuelles du tems dont nous puissions nous appercevoir.

On représente ordinairement le tems par le mouvement uniforme d’un point qui décrit une ligne droite, & on le mesure aussi par le mouvement uniforme d’un objet. Le point est l’état successif, présent successivement à différens points, & engendrant par sa fluxion une succession continue, à laquelle nous attachons l’idée du tems. Le mouvement uniforme d’un objet mesure le tems ; car lorsque ce mouvement a lieu, le mobile parcourt, par exemple, un pié dans le même tems, dans lequel il en a