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quelque tems après l’opération, il a eu la jambe gauche cassée entre le jarret & la jointure du derriere, on a voulu la lui remettre sans avoir pu réussir ; la jambe lui est tombée en pourriture, cela pouvoit avoir contribué par les souffrances qu’il a éprouvées, à empêcher qu’il n’eût poussé un autre bois que les dagues.

J’ai vu ses mues de seconde tête, celle de sa troisieme, un côté de sa quatrieme ; celles de dix cors jeunement ont été perdues, je ne les ai pas vues ; ces mues n’étoient pas si hautes ni si grosses que celles des cerfs des forêts, elles étoient blanches comme de l’ivoire, sans gouttiere ni perlures.

Cet exemple & celui rapporté par M. l’abbé de Sainte-Aldégonde, détruisent ce que les auteurs assurent, & ce que les anciens ont tous débité, que dans quel état qu’un cerf se trouvât quand on lui faisoit la castration, il y restoit, c’est-à-dire, qu’un cerf à qui on faisoit cette opération, s’il avoit sa tête ou son bois fait, ce bois restoit dans cet état sans tomber, que s’il n’en avoit point, il n’y en poussoit pas ; le cerf du marchand de bois prouve le contraire du premier cas, puisqu’il a mis bas trois semaines après l’opération ; & le deuxieme cas démontré par l’exemple que rapporte M. de Sainte-Aldégonde, que ces cerfs ont poussé après l’opération un bois, mais qui n’a point durci, puisqu’il y a plus d’un an que l’opération leur a été faite.

Voici un autre fait qui a quelque rapport à cela. En 1750 le roi chassant dans la forêt de Fontainebleau, vit un très-gros cerf qui n’avoit pas touché au bois, quoique ce fût à la fin de Septembre, cela parut étonnant, on rassembla un nombre de chiens, il fut chassé & pris ; à la mort sa tête fut trouvée ce qu’elle avoit paru, c’est-à-dire couverte de la peau que les cerfs ont dessus, jusqu’à ce qu’ils aient touché aux bois ; on examina s’il avoit des daintiers, ils ne se trouverent point, ni en-dehors, ni en-dedans, car on en fit l’ouverture ; apparemment que les loups, ou un coup de feu, ou un chicot, lui avoit fait l’opération depuis qu’il avoit mis bas, sa tête étant revenue & n’ayant pu toucher au bois par la même raison des jeunes cerfs de M. l’abbé de Sainte-Aldégonde. Cependant il avoit le ventre noir, & sentoit le rut, il pouvoit s’échauffer dans la saison & saillir les biches, comme on a vu faire à des chevaux hongres sur des jumens.

Un autre preuve que la production du bois vient uniquement de la surabondance de la nourriture, c’est la différence qui se trouve entre les têtes des cerfs de même âge, dont les unes sont très-grosses, très-fournies, & les autres grêles & menues ; ce qui dépend absolument de la quantité de nourriture : car un cerf qui habite un pays abondant, où il viande à son aise, où il n’est troublé ni par les chiens, ni par les hommes, où après avoir repu tranquillement il peut ensuite ruminer en repos, aura toujours la tête belle, haute, bien ouverte, l’empaumure[1] large & bien garnie, le merain[2] gros & bien perlé avec grand nombre d’andouillers forts & longs ; au-lieu que celui qui se trouve dans un pays où il n’a ni repos, ni nourriture suffisante, n’aura qu’une tête mal nourrie, dont l’empaumure sera serrée, le merain grêle, & les andouillers menus & en petit nombre ; en sorte qu’il est toujours aisé de juger par la tête d’un cerf s’il habite un pays abondant & tranquille, & s’il a été bien ou mal nourri. Ceux qui se portent mal, qui ont été blessés ou seulement qui ont été inquiétés & courus, prennent rarement une belle tête, &

une bonne venaison ; ils n’entrent en rut que plus tard ; il leur a fallu plus de tems pour refaire leur tête, & ils ne la mettent bas qu’après les autres ; ainsi tout concourt à faire voir que ce bois n’est comme la liqueur séminale, que le superflu, rendu sensible, de la nourriture organique qui ne peut être employée toute entiere au développement, à l’accroissement, ou à l’entretien du corps de l’animal.

La disette retarde donc l’accroissement du bois, & en diminue le volume très-considérablement ; peut-être même ne seroit-il pas impossible, en retranchant beaucoup la nourriture, de supprimer en entier cette production, sans avoir recours à la castration : ce qu’il y a de sûr, c’est que les cerfs coupés mangent moins que les autres ; & ce qui fait que dans cette espece, aussi-bien que dans celle du dain, du chevreuil, & de l’élan, les femelles n’ont point de bois, c’est qu’elles mangent moins que les mâles, & que quand même il y auroit de la surabondance, il arrive que dans le tems où elle pourroit se manifester au-dehors, elles deviennent pleines ; par conséquent le superflu de la nourriture étant employé à nourrir le fœtus, & ensuite à allaiter le faon, il n’y a jamais rien de surabondant ; & l’exception que peut faire ici la femelle du renne, qui porte un bois comme le mâle, est plus favorable que contraire à cette explication ; car de tous les animaux qui portent un bois, le renne est celui qui, proportionnellement à sa taille, l’a d’un plus gros & d’un plus grand volume, puisqu’il s’étend en-avant & en-arriere, souvent tout le long de son corps ; c’est aussi de tous celui qui se charge le plus abondamment[3] de venaison ; & d’ailleurs le bois que portent les femelles est fort petit en comparaison de celui des mâles. Cet exemple prouve donc seulement que quand la surabondance est si grande qu’elle ne peut être épuisée dans la gestation par l’accroissement du fœtus, elle se répand au-dehors & forme dans la femelle, comme dans le mâle, une production semblable, un bois qui est d’un plus petit volume, parce que cette surabondance est aussi en moindre quantité.

Ce que je dis ici de la nourriture ne doit pas s’entendre de la masse ni du volume des alimens, mais uniquement de la quantité des molécules organiques que contiennent ces alimens : c’est cette seule matiere qui est vivante, active & productrice ; le reste n’est qu’un marc, qui peut être plus ou moins abondant, sans rien changer à l’animal. Et comme le lichen, qui est la nourriture ordinaire du renne, est un aliment plus substantiel que les feuilles, les écorces, ou les boutons des arbres dont le cerf se nourrit, il n’est pas étonnant qu’il y ait plus de surabondance de cette nourriture organique, & par conséquent plus de bois & plus de venaison dans le renne que dans le cerf. Cependant il faut convenir que la matiere organique qui forme le bois dans ces especes d’animaux, n’est pas parfaitement dépouillée des parties brutes auxquelles elle étoit jointe, & qu’elle conserve encore, après avoir passé par le corps de l’animal, des caracteres de son premier état dans le végétal. Le bois du cerf pousse, croît, & se compose comme le bois d’un arbre : sa substance est peut-être moins osseuse que ligneuse ; c’est, pour ainsi dire, un végétal greffé sur un animal, & qui participe de la nature des deux, & forme une de ces nuances auxquelles la nature aboutit toujours dans les extrèmes, & dont elle se sert pour rapprocher les choses les plus éloignées.

Le cerf qui n’habite que les forêts, & qui ne vit,

  1. Empaumure, c’est le haut de la tête du cerf qui s’élargit comme une main, & où il y a plusieurs andouillers rangés inégalement comme des doigts.
  2. Merain, c’est le tronc, la tige du bois de cerf.
  3. Le rangier (c’est le renne) est une bête semblable au cerf, & a sa tête diverse, plus grande & chevillée ; il porte bien quatre-vingt cors, quelquefois moins ; sa tête lui couvre le corps, il a plus grande venaison que n’a un cerf en sa saison. Voyez la chasse de Phœbus.