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passe au moulin la bouillie après l’avoir long-tems brassée. Cette nouvelle manipulation a pour but de suppléer à ce que l’eau n’a pû faire par rapport à la division de la craie, de la réduire en une pâte composée de molécules très-fines, & capables de former des couches plus uniformes & plus brillantes lorsqu’on l’étend sur des surfaces unies, en un mot, de favoriser tous les effets du blanc.

Le moulin qui sert à cet usage est assez semblable à celui avec lequel on broye la moutarde, & on le fait jouer de la même maniere ; il est composé de deux meules de seize à dix-sept pouces de diametre, qui sont des fragmens des vieilles meules de moulins à blé. La meule supérieure qui a environ deux pouces & demi d’épaisseur, a au centre une ouverture d’un demi-pouce de diametre, à laquelle est adaptée une écuelle percée, où l’ouvrier jette de tems-en-tems sa bouillie de craie ; la matiere descend peu-à-peu entre les meules, & s’écoule après la trituration en formant un filet continu par une ouverture latérale pratiquée dans la cage qui renferme le tout. Plus la matiere est fondue & réduite & les meules serrées, plus le blanc qui passe est affiné. Les différens degrés d’attention que les ouvriers apportent à toutes ces préparations décident de la finesse du blanc ; un ouvrier peut en faire passer au moulin jusqu’à six cens livres par jour, mais il en fait passer un tiers moins de celui qui a acquis la derniere perfection.

Les peintres de bâtimens ou autres ouvriers qui veulent ménager la dépense de blanc de céruse, & qui n’ont pas besoin de préparations à l’huile, demandent quelquefois du blanc de la plus grande finesse, afin d’avoir moins de peine à le broyer sur le marbre, & qu’il fasse un meilleur effet. Lorsqu’il sera employé dans ces cas, l’ouvrier prévenu pour répondre aux intentions du peintre, ou plutôt du barbouilleur, est obligé de passer trois fois la matiere du blanc par le moulin.

On verse dans des tonneaux la bouillie de craie qui a éprouvé la trituration du moulin, & on la laisse reposer pendant sept ou huit jours ; la matiere craïeuse se précipite insensiblement au fond du tonneau, & l’eau qui s’en désaisit surnage, de sorte qu’on peut l’épuiser à mesure avec une écuelle : c’est cette eau que l’on emploie à détremper la matiere brute comme nous l’avons observé plus haut.

Le sédiment craïeux qui se dépose au fond des tonneaux ne parvient pas de lui-même à un état de consistence assez considérable pour qu’on puisse le manier aisément & le réduire en pain, quand même on voudroit former la craie en cet état dans des moules, les pains qui en résulteroient seroient exposés à se gercer en séchant ; la consistence de la craie est alors telle à-peu-près que celle de la chaux lorsqu’elle est universellement fondue. Pour parvenir donc à donner à la craie le degré de consistence & de desséchement convenable, l’ouvrier étend sa matiere, qui est fort molasse, sur des treillis qu’il place au-dessus d’un lit de blanc brut. C’est ici le point le plus délicat de sa manipulation & d’un procédé qui suppose une sagacité bien digne de l’attention des Physiciens & des Philosophes, pour le dire en passant, c’est cette physique usuelle qui mérite le plus notre étude sur-tout lorsqu’elle présente le résultat des essais journaliers & traditionels appliqués aux arts ; je dis donc que la poussiere de la craie brute qui est fort seche attire puissamment & boit l’humidité surabondante du sédiment craïeux, ensorte que celui-ci parvient en vingt-quatre heures à une consistence de pâte très-maniable. L’ouvrier n’a besoin pendant tout ce tems que de remuer une fois seulement sa matiere, afin que toutes ses parties soient exposées également à l’action de la terre absorbante, & que la pâte s’affine également dans toute sa masse. Je ferai remarquer

ici une vérité assez importante, prouvée par tous ces essais multipliés, qui est que l’air agit moins efficacement & moins promptement que la matiere brute & seche pour dégager l’eau de la craie imbibée.

Enfin l’ouvrier forme avec les mains seules des pains de sa pâte de craie, dont la figure est celle d’un parallelepipede émoussé par les côtés ou arrêtes, les plus gros n’excedent pas trois livres ; pour le débit en détail on en fait des pains arrondis en forme de mamelle.

Il ne reste plus maintenant qu’à exposer la maniere dont on fait sécher les pains nouvellement formés, & il y a encore une petite manipulation fort fine & fort physique. Comme les pains ont six faces, il n’y en a que cinq qui puissent être exposées à l’air, le pain étant posé sur la sixieme ; si celle-ci ne séchoit pas dans la même progression que les autres, peut-être y auroit-il à craindre des gerçures, ou au-moins on seroit dans la nécessité de retourner souvent les pains. Mais par une suite de procédés & de réflexions l’ouvrier a senti qu’il éviteroit tous ces inconvéniens & ces embarras en posant ces pains nouvellement formés sur des moëllons secs de la craie de Villeloup de trois ou quatre pouces d’épaisseur. Le moëllon séche l’humidité & en enleve autant que l’air, ils en prennent une si grande quantité qu’il leur faut un beau jour d’été pour se sécher & être en état de recevoir de nouveaux pains. C’est dans l’endroit le plus élevé des maisons & le plus exposé à l’action de l’air, que les vinaigriers (car ce sont eux qui à Troyes sont attachés à cette besogne) préparent le blanc, & qu’ils conservent la vieille eau blanchie qui doit détremper le blanc brute ; ils ne travaillent à cette fabrique que depuis le mois d’Avril jusqu’à la fin du mois d’Octobre ; la moindre gelée dérangeroit tout le travail, & dissoudroit même les pains nouvellement formés.

Les pains une fois séchés sont extrèmement fragiles ; les molécules qui les forment n’ayant point naturellement de viscosités qui puissent les lier entre elles, & les ouvriers ne faisant entrer aucune espece de colle dans leur préparation, il est nécessaire que les parties craïeuses soient unies seulement par une juxte position qui est l’ouvrage de l’eau, cette non-viscosité paroit même un point important par rapport à la bonté du blanc. De toutes les différentes carrieres de craie qui se trouvent aux environs de Troyes, & qui fournissent des matériaux propres pour les édifices, il n’y a que celle de Villeloup dont la craie ait été jusqu’à présent accueillie par les ouvriers, comme ayant toutes les qualités requises pour se prêter à toutes leurs opérations. Quelques-uns ayant voulu épargner les frais de voiture, avoient tenté de préparer la craie tirée des carrieres plus voisines de Troyes ; mais ils ont trouvé plus de difficulté à la façonner que la matiere de Villeloup, & moins de blancheur dans les pains qui en provenoient. Quelques cantons de Villeloup fournissent même de la craie dans laquelle les ouvriers rencontrent des marques de viscosité sensibles, qui l’empêche de passer facilement au moulin, & qui en général la rend peu susceptible de se prêter à toutes leurs manipulations.

Il paroit donc que toutes les qualités requises par nos ouvriers pour la matiere du blanc sont ; 1°. qu’elle soit très-blanche ; 2°. qu’elle soit tendre & friable ; 3°. qu’elle ne soit point visqueuse ; 4°. qu’elle soit exempte de toute terre ou pierre étrangere, tels que les petits graviers ou molécules ferrugineuses ; les ouvriers prétendent qu’il ne faudroit qu’un grain de gravier gros comme une tête d’épingle pour arrêter l’ouvrage du moulin & les obliger à le démonter ; la craie de Villeloup réunit toutes ces qualités ;