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grand nombre d’étrangeres ou d’auxiliaires dans les armées ; car outre qu’elles coûtent plus que les nationales, elles sont plus difficiles à conduire, & bien plus difficiles à ramener lorsque l’esprit de sédition & de mutinerie s’y introduit. « Les premiers Romains, dit un auteur célebre, ne mettoient point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines ; & quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne vouloient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux qu’eux-mêmes. Mais dans les derniers tems non-seulement ils n’observerent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats barbares les corps des troupes nationales, ce qui contribua beaucoup à leur décadence. » Voyez sur cette matiere le commentaire sur Polybe de M. le chevalier Folard, tom. II. pag. 379. les réflexions militaires de M. le marquis de Santa-Crux. tom. l. ch. xj. & suiv. &c.

Les troupes que chaque état entretient doivent être proportionnées à sa richesse & au nombre d’habitans qu’il contient, autrement il est difficile de les entretenir long-tems.

Suivant M. le président de Montesquieu, « une expérience continuelle a pu faire connoître en Europe, qu’un prince qui a un million de sujets, ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes.

» On doit, dit M. de Beausobre sur ce même sujet, établir une proportion entre la quantité de troupes à entretenir, & celle des citoyens que l’on a. Quoiqu’un prince puisse en ménager une partie par un supplément de troupes étrangeres, ce supplément casuel ne doit pas le dispenser d’observer cette proportion dans son état : il doit regarder comme un gain de soulager les nationaux d’une partie des occasions qui peuvent en diminuer le nombre, sans cependant laisser perdre le goût des armes, & le point d’honneur de la nation. Les Carthaginois périrent pour avoir outré ce ménagement, & rendu leurs citoyens paresseux. Jusqu’à Auguste les Romains observerent très-exactement la proportion entre les légions des citoyens & celles des alliés. Les empereurs ayant négligé cette proportion, elle fut perdue de vue & s’évanouit avec l’empire.

» Un état, continue le même auteur, qui auroit de grandes villes dont les terres devroient être nécessairement cultivées, où il y auroit beaucoup d’employés, d’artisans, de célibataires, de magistrats, d’ecclésiastiques, de fabriquans, de littérateurs, & qui contiendroit vingt millions d’ames, ne pourroit pas entretenir plus de deux cens mille hommes sous les armes, c’est-à-dire en arracher un plus grand nombre à la culture des terres, aux arts & aux professions nécessaires à l’intérieur de l’état ; encore faudroit-il que cet état n’essuyât pas de longues guerres, & fût fondé sur des lois qui encourageassent la population. Sans ces deux conditions on auroit peine à en entretenir cent mille.

» Il faut considérer les hommes qui composent la milice, comme vivant beaucoup moins que les autres, comme célibataires, & les plus vigoureux d’entr’eux comme incapables de faire la guerre avec l’activité réquise dès qu’ils ont fait vingt campagnes. Otez de ces vingt millions d’ames les femmes, les vieillards, les enfans, les hommes hors d’état de servir par leurs infirmités & leur défaut de force ou de courage ; ceux qui sont mal conformés ; les gens exempts du service par leur aisance, les charges & les emplois ; les ecclésiastiques, les magistrats & gens de lois, & les hommes en état de travailler dont les provinces ont besoin, & vous verrez qu’il ne vous en restera pas davantage

pour porter la guerre au-dehors & pour l’entretenir. Plus un état est étendu, moins il est peuplé à proportion d’un petit ; plus il est urbanisé, & moins il contient de soldats.

» Rome ne renfermoit aucun cultivateur. Les esclaves y composoient la classe des domestiques & celle des artisans. Le célibat y étoit regardé avec ignominie ; les citoyens, à l’exception d’un très petit nombre de prêtres & d’augures, n’étoient destinés qu’aux armes, & elles étoient unies aux charges du gouvernement. Sur la fin du regne d’Auguste cette capitale contenoit quatre millions cent trente-sept mille citoyens inscrits dans le dénombrement, & d’âge à être admis aux charges ou dans la milice ; le total du peuple de tout âge & de tout sexe étoit de treize millions cinquante-un mille cent soixante-dix-huit ames. La milice composée de citoyens n’étoit que de cent quatre-vingt-sept mille deux cent cinquante, tant infanterie que cavalerie, en sorte que le nombre des ames étoit à celui des soldats, comme 75 ou 76 est à 1 ; il auroit été au-moins de 150 à 1, si l’ancienne Rome eût eu en citoyens le nombre de domestiques & de célibataires de toute condition qu’on trouve dans les villes modernes ». Tableau militaire des Grecs imprimé à la suite du commentaire sur Enée le tacticien.

Ce n’est pas tant le grand nombre de troupes qui fait la sûreté des états, que des troupes bien disciplinées, & commandées par des chefs consommés dans l’art de la guerre. Les Romains firent toutes leurs conquêtes avec de petites armées, mais bien exercées dans toutes les manœuvres militaires. « Car une armée formée & disciplinée de longue main, dit un grand capitaine, quoique petite, est plus capable de se défendre & même d’acquérir, que ces armées qui ne s’assurent que sur leur grand nombre. Les grandes conquêtes se sont presque toujours faites par les armées médiocres, comme les grands empires se sont toujours perdus avec leurs peuples innombrables ; & cela parce que ceux qui avoient à combattre ces armées si nombreuses, ont voulu leur opposer une exacte discipline & un bon ordre, & les autres ayant négligé toute bonne discipline & ordre, ont voulu récompenser ce défaut par le grand nombre d’hommes, qui leur a causé toute confusion, & n’a servi qu’à les faire perdre plus honteusement ». Traité de la guerre par M. le duc de Rohan.

Que l’exacte discipline puisse suppléer avantageusement au nombre des troupes, c’est ce que les Grecs & ensuite les Romains ont fait voir dans le degré le plus évident. Les premiers avec leurs petites armées surent vaincre celles de Xercès & de Darius infiniment plus nombreuses ; & les autres celles de Mithridate & des autres princes de l’Asie qui avoient armé des peuples entiers contre eux. Les anciens bien persuadés que le nombre de troupes sans une bonne discipline ne fait rien à la guerre, ne négligeoient rien pour mettre les leurs en état de ne rien trouver d’impossible, & quels que fussent leurs soldats, ils savoient en faite de bonnes troupes. Lorsque Scipion eut le commandement de l’armée romaine en Espagne, les troupes étoient mauvaises & découragées, parce qu’elles avoient souvent été battues sous les autres généraux. Ce grand homme s’appliqua d’abord à les remettre sous les lois de la discipline, & il trouva bientôt ensuite le moyen de prendre Numance, qui jusque-là avoit été l’écueil de la valeur romaine. C’est par-là que Belisaire se distingua sous Justinien, & qu’il fut le boulevard de l’empire. Avec un général qui avoit toutes les maximes des premiers Romains, il se forma, dit l’illustre auteur de l’esprit des lois, une armée telle que les anciennes armées ro-