Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

6°. « Enfin les tropes enrichissent une langue, en multipliant l’usage d’un même mot ; ils donnent à un mot une signification nouvelle, soit parce qu’on l’unit avec d’autres mots auxquels souvent il ne se peut joindre dans le sens propre, soit parce qu’on s’en sert par extension & par ressemblance, pour suppléer aux termes qui manquent dans la langue ». [On peut donc dire des tropes en général, ce que dit Quintilien de la métaphore en particulier : (Inst. VIII. vj.) Copiam quoque sermonis auget, permutando aut mutuando quod non habet : quòdque difficillimum est, præstat ne ulli rei nomen deesse videatur].

« Mais il ne faut pas croire avec quelques savans, (M. Rollin, traité des études, tom. II. pag. 426. Cicéron, de oratore, n°. 155. alit. xxxviij. Vossius, Inst. orat. lib. IV. cap. vj. n. 14). que les tropes n’aient d’abord été inventés que par nécessité, à cause du défaut & de la disette des mots propres, & qu’ils aient contribué depuis à la beauté & à l’ornement du discours, de même à-peu-près que les vêtemens ont été employés dans le commencement pour couvrir le corps & le défendre contre le froid, & ensuite ont servi à l’embellir & à l’orner. Je ne crois pas qu’il y ait un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel ait été le premier & le principal usage des tropes. D’ailleurs ce n’est point là, ce me semble, la marche, pour ainsi dire, de la nature ; l’imagination a trop de part dans le langage & dans la conduite des hommes, pour avoir été précédée en ce point par la nécessité ».

Je pense bien autrement que M. du Marsais à cet égard ; ce n’est point là, dit-il, la marche de la nature : c’est elle même ; la nécessité est la mere des arts, & elle les a tous précédés. Il n’y a pas, dit-on, un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que le premier & le principal usage des tropes ait été de completter la nomenclature des langues. Cette assertion est hasardée, ou bien l’auteur n’entendoit pas assez ce qu’il faut entendre ici par la disette des mots propres.

Rien ne peut, dit Loke, nous approcher mieux de l’origine de toutes nos notions & connoissances, que d’observer combien les mots dont nous nous servons dépendent des idées sensibles, & comment ceux qu’on emploie pour signifier des actions & des notions tout-à-fait éloignées des sens, tirent leur origine de ces mêmes idées sensibles, d’où ils sont transférés à des significations plus abstruses pour exprimer des idées qui ne tombent point sous les sens. Ainsi les mots suivans, imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, &c. sont tous empruntés des opérations des choses sensibles, & appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit, dans sa premiere signification, c’est le souffle ; celui d’ange signifie messager ; & je ne doute point que si nous pouvions conduire tous les mots jusqu’à leur source, nous ne trouvassions que, dans toutes les langues, les mots qu’on emploie pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les sens, ont tiré leur premiere origine d’idées sensibles.

Aux exemples cités par M. Loke, M. le président de Brosses en ajoute une infinité d’autres, qui marquent encore plus précisément comment les hommes se forment des termes abstraits sur des idées particulieres, & donnent aux êtres moraux des noms tirés des objets physiques : ce qui supposant analogie & comparaison entre les objets des deux genres, démontre l’ancienneté & la nécessité des tropes dans la nomenclature des langues.

« En langue latine, dit ce savant magistrat, calamitas & ærumna signifient un malheur, une infortune : mais dans son origine, le premier a signifié la disette des grains, & le second, la disette de

l’argent. Calamitas, de calamus, grêle, tempête qui rompt les tiges du blé. Ærumna, de æs, æris. Nous appellons en françois, terre en chaume, une terre qui n’est point ensemencée, qu’on laisse reposer, & dans laquelle, après qu’on a coupé l’épi, il ne reste plus que le tuyau (calamus) attaché à sa racine : de-là vient qu’on a dit chommer une fête, pour la célébrer, ne pas travailler ce jour-là, se reposer. » (chaumer un champ, veut dire en arracher le chaume, & c’est pour différencier ces deux sens, que l’on écrit chommer une fête.) « de-là vient le mot calme pour repos, tranquillité ; mais combien la signification du mot calme n’est-elle pas différente du mot calamité, & quel étrange chemin n’ont pas fait ici les expressions & les idées des hommes !

» En la même langue incolumis, sain & sauf, (qui est sine columnâ) ; expression tirée de la comparaison d’un bâtiment qui, étant en bon état, n’a pas besoin d’étaie.

» Diviser (dividere), vient de la racine celtique div (riviere) : le terme relatif diviser a été formé sur un objet physique, à la vue des rivieres qui séparoient naturellement les terres : de même de rivales, qui se dit dans le sens propre, des bestiaux qui s’abreuvent à une même riviere, ou à un même gué, on en fait au figuré rivaux, rivalité, pour signifier la jalousie entre plusieurs prétendans à une même chose.

» Considérer, c’est regarder un astre ; de sidus, sideris. Refléchir, c’est plier en deux, comme si l’on plioit ses pensées les unes sur les autres, pour les rassembler & les combiner. Remarquer, c’est distinguer un objet, le particulariser, le circonscrire en le séparant des autres, de la racine allemande mark (borne, confin, limite) ».

J’omets, pour abréger, quantité d’autres exemples cités par le même académicien, & j’en viens à une observation qu’il établit lui-même sur ces exemples.

« Remarquez en général, dit-il, qu’il n’est pas possible, dans aucune langue, de citer aucun terme moral dont la racine ne soit physique. J’appelle termes physiques les noms de tous les individus qui existent réellement dans la nature : j’appelle termes moraux les noms des choses qui, n’ayant pas une existence réelle & sensible dans la nature, n’existent que par l’entendement humain qui en a produit les archétypes ou originaux. Peut-être pourroit-on dire à la rigueur, que les mots pli & marque ne sont pas des noms de substance physique & réelle, mais de mode & de relation ; mais il ne faut pas presser ceci selon une métaphysique trop rigoureuse : les qualités & les substances réelles peuvent bien être rangées ici dans la classe du physique, à laquelle elles appartiennent bien plus qu’à celle des purs êtres moraux.

» Citons encore un exemple tiré de la racine sidus, propre à montrer que les termes qui n’appartiennent qu’au sentiment de l’ame, sont tous tirés des objets corporels ; c’est le mot desir, syncopé du latin desiderium, qui, signifiant dans cette langue plus encore le regret de la perte que le souhait de la possession, s’est particulierement étendu dans la nôtre au dernier sentiment de l’ame : la particule privative de précédant le verbe siderare, nous montre que desiderare, dans sa signification purement littérale, ne vouloit dire autre chose qu’être privé de la vue des astres ou du soleil ; le terme qui exprimoit la perte d’une chose si souhaitable, pour l’homme, s’est généralisé [par une synecdoque de la partie pour le tout], pour tous les sentimens de regret ; & ensuite [par une autre synecdoque de l’espece pour le genre] pour tous les sentimens de desir qui sont encore plus généraux : car le re-