Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/679

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rome est le prix d’une prostitution. Audiet C. Marius impudico domino parere nos, qui ne militem voluit nisi pudicum : audiet Brutus eum populum, quem ipse primo, postquam progenies ejus à regibus liberavit, pro turpe stupro datum in servitutem, &c. Mais ce qui semble plus fort, est le témoignage de Suétone, qui rapporte que depuis César, il avoit servi de Ganimede à Hirtius, le même qui fut consul avec Pansa ; c’est pourquoi le peuple romain entendit avec tant de plaisir ce vers récité sur le théatre :

Videsne ut Cynedus orbem digito temperet ?

On doit mettre au rang de ses artifices les propositions d’accommodement qu’il fit faire à Cléopatre pour la trahir & la mener à Rome en triomphe. Dangereux pour toutes sortes de commerces, & en même tems capable des plus bas artifices, il faisoit l’amoureux des femmes des sénateurs, dans le dessein d’arracher d’elles le secret de leurs maris.

Plein d’une vanité desordonnée, il se fit décerner les honneurs divins. Il vouloit passer pour fils & pour favori d’Apollon, se faisant peindre sous la figure de ce dieu ; & dans ses festins, comme dans ses statues, il en prenoit l’habit & tout l’équipage ; c’est ce que les Romains nommoient les mensonges impies d’Auguste, impia Augusti mendacia. Quelqu’un dit là-dessus, que s’il étoit Apollon, c’étoit l’Apollon qu’on adoroit dans un quartier de la ville, sous le nom de Tortor, le bourreau.

Cet Apollon romain étoit superstitieux à l’excès. Il ajoutoit foi aux songes, & aux présages les plus ridicules. Il craignoit si fort le tonnerre qu’il eleva un temple à Jupiter tonnant, près du capitole ; & comme ce temple ne le rassuroit pas encore, il s’alloit cacher sous des voûtes à la moindre tempête ; & par surcroit de précaution, il portoit sur lui une peau de veau marin, pour se garantir des effets de la foudre.

Il mourut à Nole en Campanie, l’an de Rome 767. Le jour de sa mort il se démasqua lui-même en demandant à ses amis, s’il avoit bien joué sen rôle dans le monde : Ecquid iis videretur, mimum vitæ commodè transegisse ? On lui répondit sans doute par des témoignages d’admiration & de douleur ; mais il auroit dû savoir que la poésie dramatique met sur la scene des personnages de son ordre, comme on mettroit un bourreau carthaginois dans un tableau qui représenteroit la mort de Régulus. Passons au caractere du second triumvir, j’entends de Marc-Antoine.

Caractere d’Antoine. Il étoit fils de Marc-Antoine le Crétique, & de Julie de la maison des Jules ; sa famille, quoique plébéïenne, tenoit un rang distingué parmi les meilleures de Rome. Son ayeul étoit le fameux Marc-Antoine l’orateur, qui fut la victime des vengeances de Marius. La mere d’Antoine épousa en secondes nôces Cornelius Lentulus, homme de grande qualité, que Cicéron fit mourir parce qu’il étoit un des chefs de la conjuration de Catilina. Cette mort tragique alluma dans le cœur de sa femme une mortelle haine contre Cicéron, & lui inspira des sentimens de vengeance, auxquels elle fit participer Antoine ; c’est-là sans doute une des premieres causes de l’inimitié cruelle qui dura toujours entre ces deux hommes, & qui fut si fatale à Cicéron.

Marc-Antoine avoit une figure agréable, la taille belle, le front large, le nez aquilin, beaucoup de barbe & de force de tempérament, exprimée sur tous les traits de sa figure.

Plein de valeur & de courage, il se fit connoître de bonne heure par son génie & par ses exploits militaires. Etant encore jeune, il commanda un corps de cavalerie dans l’armée de Gabinius contre les Juifs, & Josephe nous apprend que dans celle contre Alexandre, fils d’Aristobule, il effaça tous ceux

qui combattoient avec lui. Ce fut dans ce pays-là qu’il forma son style sur le goût asiatique, qui avoit beaucoup de conformité avec sa vie bruyante.

Il étaloit un faste immense dans ses dépenses, une folle vanité dans ses discours, du caprice dans son ambition demesurée, & de la brutalité dans ses débauches. Plus guerrier que politique, familier avec le soldat, habile à s’en faire aimer, prodigue de ses richesses pour ses plaisirs, ardent à s’emparer de celles d’autrui, aussi prompt à récompenser qu’à punir, aussi gai quand on le railloit, que quand il railloit les autres.

Fécond en ressources militaires, il réussit dans la plus grande détresse où il se soit trouve, à gagner les chefs de l’armée de Lépidus ; il entra dans son camp, se saisit de lui, l’appella son pere, & lui laissa le titre de général.

Il savoit souffrir plus que personne, la faim, la soif, & les incommodités des saisons ; il devenoit supérieur à lui-même dans l’adversité, & les malheurs le rendirent semblable à l’homme de bien.

Lorsqu’il eut répudié sa seconde femme, il s’attacha à la comédienne Cythéris, affranchie de Volumnius, qu’il menoit publiquement dans une litiere ouverte, & la faisoit voyager avec lui dans un char trainé par des lions. C’étoit la mode de son siecle, quoiqu’il ait pl ! à Cicéron d’enrichir de ce tableau particulier, la plus belle de ses Philippiques. Vehebatur in essedo tribunus plebis ; lictores laureati antecedebant, inter quos apertâ lecticâ, mima portabatur ; quam ex oppidis municipales, homines honesti, obviam necessario prodeuntes, non noto illo & mimico nomine, sed Volumniam consalutabant : sequebatur rheda cum leonibus comitis nequissimi ; rejecta mater amicam impuri filii, tanquant nurum sequebatur. Phillipp. 2.

Mais laissant à part l’attachement passager d’Antoine pour Cythéris, pour peu qu’on examine sa vie, on avouera que c’étoit un homme sans délicatesse, sans principes & sans mœurs, également livré au luxe & à la débauche, abîmé de dettes & rongé d’ambition ; il s’attacha politiquement à César qui le reçut très-bien ; le connoissant pour un excellent officier, il lui confia les postes les plus importans, & ne cessa pas même de l’employer, quoiqu’il eût assez mauvaise opinion de son ame, & qu’il sût que ses débordemens en tout genre étoient excessifs. Il est vrai qu’il se vît une fois obligé de lui donner un grand sujet de mortification, en permettant qu’on l’assignât, & qu’on saisît ses biens pour le payement du palais de Pompée, dont il s’étoit rendu adjudicataire sans vouloir en payer un denier.

Antoine fut si piqué du jugement de César, qu’étant à Narbonne, il forma avec Trebonius le dessein de le tuer. On ignore ce qui les empêcha d’exécuter ce projet, ni si César en eut connoissance ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’Antoine rentra dans ses bonnes graces, qu’il fut son collegue dans son cinquieme consulat ; & qu’alors il servit de tout son pourvoir dans la fête des Lupercales, le desir secret qu’avoit le dictateur d’être déclaré roi ; cependant vers le tems de la conspiration, on ne doutoit guere qu’il ne fût prêt à le sacrifier dans l’espérance de remplir sa place, au lieu que les conjurés en tuant ce tyran, vouloient abolir la tyrannie. Ils crurent même qu’il falloit immoler Antoine avec César ; mais Brutus s’y opposa par principe de justice, car il n’avoit jamais eu pour lui la moindre estime, comme il paroît dans cet endroit d’une de ses lettres à Atticus, où il lui dit : Quamvis vir sit bonus, ut scribis, Antonius, quod numquam existimavi.

Sextus Pompée, fils du grand Pompée, avoit des raisons personnelles pour penser comme Brutus, de la probité d’Antoine. On raconte que dans une treve qu’il fit avec lui & avec Octave, ils se donnerent