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portoient le peuple, les officiers, & les soldats qui avoient servi dans les armées du dictateur ; de-là toutes les réunions apparentes qu’ils eurent l’un avec l’autre, n’étoient pour ainsi dire qu’une matiere d’infidélités nouvelles : tous deux ne chercherent longtems qu’à se détruire, chacun aspirant à demeurer seul à la tête du parti opposé à celui des conjurés.

Antoine tenant assiégé Decimus Brutus dans Modène, & refusant de lever le siege, le sénat irrité de sa rébellion, ordonna à Hirtius & à Pansa, consuls, ainsi qu’à Octavius, de marcher au secours de Decimus. Le combat fut long ; Antoine fut défait, & les deux consuls y périrent ; cependant le sénat songeant à abaisser Octave, fier du grand nom dont il avoit hérité, & du consulat qu’il avoit obtenu, mit Decimus Brutus à la tête des troupes de la république.

Union d’Octave, d’Antoine, & de Lepidus. Ce fut alors qu’Octavius, extrèmement piqué de cette injure qui bridoit son ambition, songea sérieusement à se réconcilier avec Antoine quand l’occasion s’en présenteroit ; mais il attendit politiquement à se déterminer qu’il fût sûr du parti qu’embrasseroient Lépidus & Plancus. Antoine gagna les soldats de Lépidus, qui le reçurent la nuit dans leur camp & le reconnurent pour leur général. Plancus toujours esclave des événemens se déclara contre le sénat & contre Decimus Brutus. Antoine repassa les Alpes à la tête de dix-sept légions, arrêta Brutus dans les défilés des montagnes voisines d’Aquilée, & lui fit couper la tête.

Cette mort fut le motif, ou plutôt le prétexte de la réunion entre Octave & Antoine ; ils s’y trouverent enfin également disposés l’un & l’autre. Antoine venoit d’éprouver devant Modène ce que pouvoit encore le nom de la république ; & comme il désespéroit alors de s’emparer seul de la souveraine puissance, il résolut de la partager avec son rival. Octave de son côté craignoit que s’il différoit plus long-tems à se racommoder avec Antoine, ce chef de parti ne se joignît à la fin aux conjurés, comme il l’en avoit menacé, & que leurs forces réunies ne rétablissent l’autorité de la république ; ainsi la paix fut aisée à faire entre deux ennemis qui trouvoient un intérêt égal à se rapprocher. Des amis communs les firent convenir d’une entrevue ; la conférence se tint dans une petite île déserte, que forme, proche de Modène, la riviere du Panaro.

Formation du second triumvirat. Les deux armées camperent sur ses bords, chacune de son côté, & on avoit fait des ponts de communication qui y aboutissoient, & sur lesquels on avoit mis des corps-de-gardes. Lépidus étant dans l’armée d’Antoine, se trouva naturellement à cette entrevue ; & quoiqu’il n’eût plus que le nom de général & les apparences du commandement, Antoine & Octave, toujours en garde l’un contre l’autre, n’étoient pas fâchés qu’un tiers, qui ne leur pouvoit être suspect, intervînt dans les différends qui pourroient naître entre eux.

Ainsi Lépidus entra le premier dans l’île, pour reconnoître s’ils y pouvoient passer en sureté. Telle étoit la malheureuse condition de ces homme ambitieux, qui dans leur réunion même, conservoient encore une défiance réciproque. Lépidus leur ayant fait le signal dont on étoit convenu, les deux généraux passerent dans l’île, chacun de son côté. Ils s’embrasserent d’abord, & sans entrer dans aucune explication sur le passé, ils s’avancerent pour conférer, vers l’endroit le plus élevé de l’île, & d’où ils pouvoient être également vus par leurs gardes, & même par les deux armées.

Ils s’assirent eux trois seuls. Octave en qualité de consul, prit la place la plus honorable, & se mit au milieu des deux autres. Ils examinoient quelle

forme de gouvernement ils donneroient à la république, & sous quel titre ils pourroient partager l’autorité souveraine, & retenir leurs armées, pour maintenir leur puissance. La conférence dura trois jours ; on ne sait point le détail de ce qui s’y passa : il parut seulement par la suite, qu’ils étoient convenus qu’Octave abdiqueroit le consulat, & le remettroit pour le reste de l’année à Ventidius, un des lieutenans d’Antoine ; mais qu’Octave, Antoine, & Lépidus, sous le titre de triumvirs, s’empareroient de l’autorité souveraine pour cinq ans ; ils bornerent leur autorité à ce peu d’années, pour ne pas se déclarer d’abord trop ouvertement les tyrans de leur patrie.

Partage de l’empire entre les triumvirs. Ces triumvirs partagerent ensuite entre eux les provinces, les légions, & l’argent même de la république ; & ils firent, dit Plutarque, ce partage de tout l’empire, comme si c’eût été leur patrimoine.

Antoine retint pour lui les Gaules, à l’exception de la province qui confine aux Pyrénées, & qui fut cédée à Lépidus avec les Espagnes Octave eut pour sa part l’Afrique, la Sicile, la Sardaigne, & les autres îles. L’Asie occupée par les conjurés n’entra point dans ce partage ; mais Octave & Antoine convinrent qu’ils joindroient incessamment leurs forces pour les en chasser ; qu’ils se mettroient chacun à la tête de vingt légions ; & que Lépidus, avec trois autres, resteroit en Italie & dans Rome, pour y maintenir leur autorité. Ces deux collegues ne lui donnerent point de part dans la guerre qu’ils alloient entreprendre, parce qu’ils connoissoient son peu de valeur & de capacité. Ils ne l’associerent au triumvirat, que pour lui laisser en leur absence, comme en dépôt, l’autorité souveraine, bien persuadés qu’ils se déferoient plus aisément de lui que d’un autre général, s’il leur devenoit infidele ou inutile.

Ils dresserent un rôle de proscrits & de récompenses. Leur ambition étoit satisfaite par ce partage ; mais ils laissoient à Rome & dans le sénat des ennemis cachés, & des républicains toujours zélés pour la liberté ; ils résolurent avant que de quitter l’Italie, d’immoler à leur sureté, & de proscrire les plus riches & les plus précieux citoyens ; ils en dresserent un rôle. Chaque triumvir y comprit ses ennemis particuliers, & les ennemis de ses créatures : ils pousserent l’inhumanité exécrable jusqu’à s’abandonner l’un à l’autre leurs propres parens, & même les plus proches. Lépidus sacrifia d’abord sans peine son frere à ses deux collegues ; Antoine de son côté abandonna à Octavius le propre frere de sa mere, & celui-ci consentit qu’Antoine fît mourir Cicéron, quoique ce grand homme l’eût soutenu de son crédit contre Antoine même. On mit dans ce rôle funeste Thoranius, tuteur d’Octave, celui-là même qui l’avoit élevé avec tant de soin. Plotius désigné consul, frere de Plancus, un des lieutenans d’Antoine, & Quintus son collegue au consulat, furent couchés sur la liste, quoique ce dernier fût beau-pere d’Asinius Pollio, partisan zélé du triumvirat ; ainsi tous les droits les plus sacrés de la nature & de la reconnoissance furent violés par ces trois scélérats.

On disposa des récompenses, & cet article étoit important pour retenir les troupes dans leur devoir. Il fut donc arrêté qu’on abandonneroit aux soldats en propriété les terres & les maisons de dix-huit des meilleures villes de l’Italie, qui furent choisies par les triumvirs, selon qu’ils avoient des sujets d’aversion contre ces misérables cités ; les plus grandes étoient Capoue, Reggium, Venouze, Benevent, Nocere, Rimini, & Vibone : tout cela fut reglé sans contestation.

Ils imitent Marius & Sylla dans leur proscription.