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Il assigna aux vétérans des terres & des possessions. Il sembloit qu’il ne sût que le dépositaire des richesses immenses qu’il accumuloit tous les jours, & qu’il ne les conservoit que pour en faire le prix de la valeur, & la récompense du mérite. Il payoit même les dettes de ses principaux officiers, & il laissoit entrevoir à ceux qui étoient engagés pour des sommes excessives, qu’ils n’auroient jamais rien à craindre de la poursuite de leurs créanciers, tant qu’ils combattroient sous ses enseignes. Soldats & officiers, chacun fondoit l’espérance de sa fortune, sur la libéralité & la protection du général. Par-là les soldats de la république devinrent insensiblement les soldats de César.

Son attention n’étoit pas bornée à s’assurer seulement de son armée. Du fond des Gaules il portoit ses vûes sur la disposition des affaires, & jusque dans les comices, & les assemblées du peuple, il ne s’y passoit rien sans sa participation. Son crédit influoit jusque dans la plupart des délibérations du sénat. Il avoit dans l’un & l’autre corps des amis puissans, & des créatures dévouées à ses intérêts. Il leur fournissoit de l’argent en abondance, soit pour payer leurs dettes, ou pour s’élever aux principales charges de la république. C’étoit de cet argent qu’il achetoit leurs suffrages, & leur propre liberté. Emilius Paulus étant consul, en tira neuf cent mille écus, seulement pour ne s’opposer point à ses desseins pendant son consulat. Il en donna encore davantage à Scribonius Curion, tribun du peuple, homme factieux, habile, éloquent, qui lui avoit vendu sa foi, & qui pour le servir plus utilement, affectoit de n’agir que pour l’intérét du peuple.

Rupture de Pompée avec César. Pompée ouvrit enfin les yeux, & résolut de ruiner la fortune de César. La jalousie du gouvernement, & une émulation réciproque de gloire, les firent bientôt appercevoir qu’ils étoient ennemis, quoiqu’ils conservassent encore toutes les apparences de leur ancienne liaison. Mais Crassus qui par son crédit & ses richesses immenses, balançoit l’autorité de l’un & de l’autre, ayant été tué dans la guerre des Parthes, ils se virent en liberté de faire éclater leurs sentimens. Enfin la mort de Julie fille de César, qui arriva peu de tems après, acheva de rompre ce qui restoit de correspondance entre le beau-pere & le gendre.

César demanda qu’on lui continuât son gouvernement, comme on avoit fait à Pompée, ou qu’il lui fût permis, sans être dans Rome, de poursuivre le consulat. Il ajouta dans la même lettre, que si Pompée prétendoit retenir le commandement, il sauroit bien se maintenir de son côté à la tête de son armée ; & qu’en ce cas, il seroit dans peu de jours à Rome pour y vanger ses propres injures, & celles qu’on faisoit à la patrie. Ces dernieres paroles remplies de menaces, parurent au sénat une vraie déclaration de guerre. Lucius Domitius fut nommé sur le champ pour son successeur, & on lui donna quatre mille hommes de troupes, pour aller prendre possession de son gouvernement ; mais César dont les vûes & l’activité étoient incomparables, avoit déja prévenu ce decret, par la hardiesse & la promptitude de sa marche.

César usurpe la tyrannie par les armes. La même frayeur qu’Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l’y répandit lorsqu’il passa le Rubicon. Pompée éperdu, ne vit dans les premiers momens de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder & que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute l’Italie, & passa la mer.

César entra dans Rome en maître, & s’étant em-

paré du trésor public, où il trouva environ cinq millions

de livres de notre monnoie, il se mit en état de poursuivre Pompée & ses partisans ; mais ce général du sénat qui vouloit tirer la guerre en longueur, pour avoir le tems d’amasser de plus grandes forces, passa d’Italie en Epire, & après s’être embarqué à Brindes, il aborda dans le port de Dirrachium. César ne l’ayant pu joindre, se rendit maître de toute l’Italie, en moins de 60 jours.

Le détail & le succès de la guerre civile n’est point de mon sujet. On sait que l’empire ne coûta pour ainsi dire à César, qu’une heure de tems ; & que la bataille de Pharsale en décida. La perte de Pompée, qui périt depuis en Egypte, entraîna celle de son parti. L’activité de César, & la rapidité de ses conquêtes, ne donnerent point le tems de traverser ses projets. La guerre le porta dans des climats différens. La victoire le suivit presque par-tout, & la gloire ne l’abandonna jamais.

On parle beaucoup de la fortune de César ; mais cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités, sans aucun défaut, quoiqu’il eût bien des vices, qu’il eût été difficile, que quelqu’armée qu’il eût commandée, il n’eût été vainqueur, & qu’en quelque république qu’il fût né, il ne l’eût gouvernée.

Tout plie sous sa puissance. Tout plia sous sa puissance, & deux ans après le passage du Rubicon, l’an 696, on le vit rentrer dans Rome maître de l’univers. Il pardonna à tout le monde ; mais la modération que l’on montre après qu’on a tout usurpé, ne mérite pas de grandes louanges.

Le sénat à son retour, lui decerna des honneurs extraordinaires, & une autorité sans bornes, qui ne laissoit plus à la répblique qu’une ombre de liberté. On le nomma consul pour dix ans, & dictateur perpétuel. On lui donna le nom d’empereur, le titre auguste de pere de la patrie. On déclara sa personne sacrée & inviolable. C’étoit réunir & perpétuer en lui, la puissance & les privileges annuels de toutes les dignités de l’état. On ajouta à cette profusion d’honneurs, le droit d’assister à tous les jeux dans une chaire dorée, & une couronne d’or sur la tête ; & il fut ordonné par le decret, que même après sa mort, on placeroit toujours cette chaire & cette couronne dans tous les spectacles, pour immortaliser sa mémoire.

Mais la plupart des sénateurs ne lui avoient décerné tous ces honneurs extraordinaires dont nous venons de parler, que pour le rendre plus odieux, & pour le pouvoir perdre plus surement. Les grands surtout qui avoient suivi la fortune de Pompée, & qui ne pouvoient pardonner à César la vie qu’il leur avoit donnée dans les plaines de Pharsale, se reprochoient secrétement ses bienfaits, comme le prix de la liberté publique ; & ceux qu’il croyoit ses meilleurs amis, ne recevoient ses graces que pour approcher plus près de sa personne, & pour le faire périr plus surement.

Il en abuse & périt. Il essaya pour ainsi dire le diadème ; mais voyant que le peuple cessoit ses acclamations, il n’osa hasarder d’affermir la couronne sur sa tête ; cependant il cassa les tribuns du peuple, & fit encore d’autres tentatives pour le conduire à la royauté : mais on ne peut comprendre qu’il pût imaginer que les Romains pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie.

Il commit beaucoup d’autres fautes, en témoignant le peu d’égards qu’il avoit pour le sénat, & en choquant les cérémonies & les usages de ce corps. Il porta son mépris jusqu’à faire lui-même les sénatus-consultes, & à les souscrire du nom des premiers sénateurs qui lui venoient dans l’esprit. « J’apprens quelquefois, dit Cicéron (Lettres famil. l. IX.), qu’un sénatus-consulte, passé à mon avis, a été porté en Syrie & en Arménie, avant que j’aye sçu