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bourg S. Germain est morte quelque tems après l’opération. 3°. On prétend que l’observation de ce crocheteur qui se portant bien n’a point été incommodé de la transfusion, ne prouveroit rien en sa faveur, quand elle seroit bien vraie, parce que la quantité de sang étranger qu’on lui a transfusé, étoit très-petite, & qu’il aura pu se faire que ce sang ait été suffisamment altéré par l’action continuelle de ses vaisseaux robustes & par les exercices violens. 4°. L’histoire du seigneur suédois prouve au-moins que la transfusion a été inutile ; l’espece de soulagement momentané qui l’a suivi, peut être l’effet de la révolution générale excitée dans la machine & de l’irritation faite dans tout le systême sanguin par le sang étranger ; dès que ce trouble a été appaisé, les accidens sont revenus avec plus de force, & le malade est mort malgré une transfusion faite le même jour. 5°. C’est sur l’article du fou que les sentimens sont encore plus différens ; la Martiniere remarque sept à huit contradictions dans la relation que Denis donna au public, & celle qu’il fit dans des conférences particulieres de la maladie & du traitement de cet homme, il assure savoir exactement ce qui s’est passé, & dit le tenir de la veuve même de ce malade ; le détail qu’il en donne assez conforme à celui de Lamy, differe principalement de celui de Denis au sujet de la derniere transfusion ; suivant les lettres de ces deux médecins, ce fou après avoir subi deux fois la transfusion dont il fut considérablement incommodé, resta pendant quinze jours hors de l’accès de sa folie, & après ce tems précisément au fort de la lune de Janvier, la maladie recommença, ayant changé de nature ; le delire auparavant léger & bouffon étoit devenu violent & furieux, en un mot, maniaque ; sa femme lui fit prendre lors les poudres d’un M. Claquenelle, qui passoient pour excellentes dans pareils cas ; ce sont ces poudres que Denis a voulu faire regarder comme un poison. Ces remedes n’ayant produit aucun effet, & la fievre étant survenue, MM. Denis & Emmerets résolurent de faire de nouveau la transfusion ; ils vainquirent par leur importunité les refus du malade & de sa femme ; mais à peine avoient-ils commencé à faire entrer du sang d’un veau dans ses veines, que le malade s’écria : arrêtez, je me meurs, je suffoque ; les transfuseurs ne discontinuerent pas pour cela leur opération ; ils lui disoient : vous n’en avez pas encore assez, monsieur ; & cependant il expira entre leurs mains. Surpris & fâchés de cette mort, ils n’oublierent rien pour la dissiper ; ils employerent inutilement les odeurs les plus fortes, les frictions, & après s’être convaincus qu’elle étoit irrévocablement décidée, ils offrirent à la femme, suivant ce qu’elle a déclaré, de l’argent pour se mettre dans un couvent, à condition qu’elle cacheroit la mort de son mari, & qu’elle publieroit qu’il étoit allé en campagne ; elle n’ayant pas voulu accepter leur proposition, donna par ses cris & ses plaintes lieu à la sentence du châtelet.

Il est impossible de décider aujourd’hui laquelle des deux relations si différentes, de celle de Denis ou de celle de la Martiniere & Lamy, est conforme à la vérité. Il y a lieu de penser que dans l’une & l’autre l’esprit de parti y aura fait glisser des faussetés, parce que dans toutes les disputes il y a du tort des deux côtés ; mais il me paroit naturel de croire que M. Denis a le plus altéré la vérité, 1°. parce qu’il étoit le plus intéressé à soutenir son opinion, 2°. parce que la transfusion a cessé d’être pratiquée non-seulement en France, mais dans les pays étrangers, preuve évidente qu’on en a reconnu les mauvais effets. L’antimoine quoique proscrit par une requête des médecins de la faculté de Paris, n’en a pas moins été employé par les médecins de Montpellier, & ensuite son usage est devenu universel, & son utilité a

enfin été généralement reconnue, parce qu’il est effectivement un remede très-avantageux. Les brigues, les clameurs, la nouveauté, l’esprit de parti peuvent bien accréditer pour un tems un mauvais remede & en avilir de bons, mais tôt ou tard ces avantages étrangers se dissipent ; on apprétie ces remedes à leur juste valeur, on fait revivre l’usage des uns, & on rebute absolument l’autre ; l’oubli ou le discrédit général où est la transfusion depuis près d’un siecle, démontre manifestement que cette opération est dangereuse, nuisible, ou tout-au-moins inutile. Il ne manque pas d’exemple d’animaux morts après la transfusion ; on cite entr’autres un cheval qu’on vouloit rajeunir, un perroquet dans qui on transfusa le sang de deux sansonnets ; M. Gurge de Montpellier, auteur impartial sur cette matiere, raconte que M. Gayen ayant fait avec beaucoup d’exactitude la transfusion sur un chien, il mourut dans l’espace de cinq jours, quoi qu’il fût bien pansé & bien nourri, le chien qui avoit fourni le sang, vécut long-tems après (lettre à M. Bourdelot, médecin, Paris, 16 Septembre 1667). Les expériences de Lower, de M. King & de M. Coke, en Angleterre n’eurent pas sur ces animaux des suites fâcheuses, si l’on en croit leurs auteurs. Celles qu’on y fit sur un homme, ne produisirent aucun accident ; on ne dit pas s’il en résulta de bons effets ; en Italie un pulmonique se remplit en vain le poumon d’un sang étranger, il mourut ; quelques autres malades y furent guéris de la fievre, mais ces légers succès ne parurent point décisifs ni bien constatés aux médecins éclairés.

On peut conclure de tous ces faits que la transfusion est une opération indifférente pour les animaux sains, lorsqu’elle est faite avec circonspection, & qu’on introduit dans leurs veines une très-petite quantité de sang étranger ; elle devient mauvaise, pernicieuse lorsqu’on la fait à fortes doses ; & elle est toujours accompagnée d’un danger plus ou moins pressant lorsqu’on y soumet des malades, sur-tout ceux qui sont affoiblis par l’effet de leur maladie, ou par quelqu’autre cause précédente, ou qui ont quelque viscere mal disposé : si elle produit quelquefois du soulagement, il n’est pour l’ordinaire que passager, & plutôt l’effet de la révolution générale dans la machine, de l’irritation particuliere dans le système sanguin, de l’augmentation du mouvement intestin du sang qu’occasionne le nouveau sang, comme feroit tout autre corps étranger ; il seroit toujours très-imprudent de pratiquer cette opération dans l’espérance de cet avantage incertain & léger ; & d’ailleurs il peut arriver que ce trouble excité tourne désavantageusement, & tende à affaisser les ressorts de la machine au-lieu de les remonter : nous pourrions ajouter bien des raisonnemens tirés des principes mieux connus de l’économie animale, & des analyses récentes du sang, qui concourroient à inspirer de l’éloignement pour cette opération ; mais outre que les faits rapportés sont suffisans, on n’est pas heureusement dans le cas d’avoir besoin d’en être détourné. Je ne dois cependant pas oublier de faire observer que cette opération est très-douloureuse. Quoiqu’on ait paru négliger cet article, il est assez important, & mérite qu’on y fasse attention. On est obligé d’abord de faire à la veine une ouverture considérable pour pouvoir y faire entrer une canulle ; l’introduction de ce tuyau ne peut se faire sans une nouvelle douleur, qui doit encore augmenter au moindre mouvement que fait l’animal, & qu’on renouvelle enfin en retirant la canule. Voyez plus bas la maniere de faire cette opération. Je ne parle pas de la chaleur excessive au bras, du mal-aise général, des suffocations, des pissemens de sang, qui en sont la suite ordinaire.

On peut juger par tout ce que nous avons dit, combien sont fondées les prétentions de ceux qui avant