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bons ; il répondit encore moins solidement & plus prolixement à ceux qui lui objectoient que le sang pur transmis dans les veines d’un animal qui en contenoient d’impur, devoit se mêler avec lui & contracter ses mauvaises qualités ; & que d’ailleurs quand même il arriveroit que le mauvais sang changeât par le mélange du bon, la cause qui l’avoit altéré subsistant toujours, il ne tarderoit pas à dégénérer de nouveau & à corrompre le sang pur. Cet argument est un des plus forts contre la transfusion, & auquel ses partisans ne pouvoient jamais faire de réponse satisfaisante.

Denis croyant avoir repoussé les traits de ses adversaires, emprunta à son tour le raisonnement pour soutenir la thèse qu’il avoit avancée. En premier lieu, il étaya son opinion par l’exemple de la nature, qui ne pouvant nourrir le fœtus dans la matrice par la bouche, fait, suivant lui, une transfusion continuelle du sang de la mere dans la veine umbilicale de l’enfant. 2°. Il prétendit que la transfusion n’étoit qu’un chemin plus abrégé pour faire parvenir dans le sang la matiere de la nutrition, & que par ce moyen on évitoit à la machine tout le travail de la digestion, de la chylification & de la sanguification, & qu’on suppléoit très-bien aux vices qui pouvoient se trouver dans quelqu’une des parties destinées à ces fonctions. 3°. Il fit valoir l’idée de la plûpart des médecins de son tems, qui déduisoient presque toutes les maladies de l’intempérie & de la corruption du sang, & qui n’y apportoient d’autres remedes que la saignée ou les boissons rafraîchissantes ; il proposa la transfusion comme remplissant les indications qui se présentoient, mieux que ces secours, & comme une voie d’accommodement entre les médecins partisans des saignées & ceux qui en étoient les ennemis, disant aux premiers que la transfusion exigeoit qu’on évacuât auparavant le sang vieux & corrompu avant d’y en substituer un nouveau ; & rassûrant les autres que la foiblesse & les autres accidens qui suivent les saignées éloignoient de ce secours, en leur faisant voir que la transfusion remédie à ces inconvéniens, parce que le nouveau sang répare bien au-delà les forces abattues par l’évacuation du mauvais. 4°. Enfin il fit observer que plusieurs personnes meurent d’hémorrhagie qu’on ne peut arrêter, qu’il y en a beaucoup qui sont épuisés, & dont la vieillesse s’avance plutôt qu’elle ne devroit par une disette de sang & de chaleur vitale ; il ne balance point à décider que la transfusion d’un sang doux & louable ne pût prévenir la mort des uns & prolonger les jours des autres.

Tous ces raisonnemens qui bien appréciés ne sont que des sophismes plus ou moins enveloppés, furent réfutés avec beaucoup de soin, & même assez solidement pour ce tems-là, dans une dissertation particuliere par M. Pierre Petit, sous le nom d’Eutyphron ; nous passons sous silence les argumens dont il se sert, dont la plûpart fort éloignés des idées plus saines qu’on s’est formé de l’homme paroîtroient absurdes. En partant des principes d’anatomie & d’économie animale les plus universellement reçus aujourd’hui ou les mieux constatés, on répondroit à Denis, 1°. que sa comparaison de l’enfant nourri par une espece de transfusion du sang maternel dans ses vaisseaux, avec ce qui arriveroit à un homme dans qui l’on injecteroit du sang étranger, est fausse & inappliquable ; il est démontré que le sang ne passe point de la mere au fœtus, & que les vaisseaux de la matrice, qui s’abouchent avec les mamelons du placenta, ne filtrent qu’une liqueur blanchâtre fort analogue au lait, que la sanguification se fait dans les vaisseaux propres du fœtus. 2°. Que le travail de la digestion n’est pas moins avantageux à la machine que les sucs qui en résultent ; que le passage des alimens & leur poids

même dans l’estomac la remontent dans l’instant ; & que prétendre abréger ce chemin, c’est, comme l’a déja observé M. Petit, de même que si on jettoit quelqu’un par la fenêtre pour le faire plutôt arriver dans la rue ; il est inutile de rappeller toutes les raisons tirées de l’action des différens organes chylopoiétiques, de la nature chimique des alimens & du sang, &c. 3°. Qu’il est faux que la plûpart des maladies viennent du sang ; elles ont presque toutes leur source dans le dérangement des parties solides, dans l’augmentation, ou la diminution du jeu, & de l’activité des différens visceres ; & quand les humeurs pechent, le vice est rarement dans le sang proprement dit, il consiste plutôt dans l’altération des humeurs qui doivent fournir la matiere des secrétions ; le sang d’un galeux, d’un vérolé, &c. sont tout aussi purs que celui d’un homme sain ; d’ailleurs lorsque la partie rouge du sang est viciée, n’arrive-t-il pas fréquemment que c’est par excès, que le sang est trop abondant, qu’il y a pléthore ? or la transfusion seroit dans ce cas manifestement nuisible. 4°. Que dans les hémorrhagies qui paroissent au premier coup-d’œil indiquer la transfusion, cette opération y est ou inutile ou dangereuse ; inutile, s’il y a quelque vaisseau considérable de coupé, parce que remettre du sang dans les vaisseaux, c’est puiser de l’eau dans le seau des danaïdes ; dangereuse, si l’hémorrhagie est dûe à la foiblesse de quelque partie, à un dérangement dans l’action de quelque viscere, &c. parce qu’alors les vaisseaux extrèmement affoiblis par l’évacuation du sang qui a eu lieu, seroient incapables de contenir du nouveau sang, & d’agir efficacement sur lui. Il seroit plutôt à craindre que ce sang n’augmentât ou ne renouvellât l’hémorrhagie par l’irritation qu’il feroit, par l’espece de gêne qu’il occasionneroit dans toute la machine, & sur-tout dans le système sanguin. La transfusion paroît par les mêmes raisons devoir être plus inutile, & plus déplacée chez les personnes épuisées, chez les gens vieux, &c. car le vice est alors plus évidemment dans les parties solides ; & se flatter de tirer des avantages de cette opération dans les pleurésies, véroles, lepres, cancers, érésipeles, rage, folie, &c. c’est confondre des maladies absolument différentes, & afficher une ignorance grossiere sur leur nature, leur marche, leurs causes & leur guérison.

Il ne fut bientôt plus question de raisonnemens, les chocs préliminaires faits avec ces armes foibles & à deux tranchans qui pouvoient se tourner également contre les deux partis, n’avoient servi qu’à échauffer & préparer les esprits sans éclaircir la question ; Denis osa enfin employer pour combattre, des armes d’une trempe plus forte, plus meurtriere, & dont les coups devoient être plus certains & plus décisifs ; il en vint à ces fameuses expériences, dont le succès heureux ou malheureux sembloit devoir terminer irrévocablement la dispute, confirmer, ou détruire ses prétentions ; la prudence auroit ce semble, exigé qu’il fît les premieres tentatives d’une opération si douteuse sur un criminel condamné à la mort ; quelles qu’en eussent été les suites, personne n’auroit eu lieu de le plaindre ; le criminel voyant une espérance d’échapper à la mort, s’y seroit soumis volontiers : c’est ainsi qu’on devroit souvent tirer parti de ces hommes que la justice immole à la sureté publique, on pourroit les soumettre à des épreuves de remedes inconnus, à des opérations nouvelles, ou essayer sur eux différentes façons d’opérer, l’on obtiendroit par-là deux avantages, la punition du crime, & la perfection de la médecine ; Denis ne voulut pas prendre un parti si prudent, dans la crainte qu’un criminel déja altéré, par l’appréhension de la mort, & qui pourroit s’intimider davantage par l’appareil de l’opération, ne la considérant que comme